Chronique du temps exigu (66)
(...)Au bout d’une heure, je demandai à l’un d’eux la direction de la Calle Jada.
Mon informateur me demanda tout d’abord si j’étais bien sûr de vouloir me
rendre dans cette rue. Après que j’eusse confirmé mon intention, il m’indiqua
le chemin en concluant : « ne vous y attardez pas, señor, revenez
vite… ». Je n’y fis guère attention et pris la direction indiquée. A
mesure que j’avançais, le quartier devenait plus calme et les couleurs plus ternes.
J’arrivai dans une rue aux petits immeubles gris et uniformes, ensuite vint une
sorte de petit lotissement aux jardins exigus et sans végétation, clôturés,
fermés de barrières automatiques. Je croisai un passant coiffé d’un chapeau
sombre et qui avançait les yeux baissés. Lorsque je le saluai, il releva un peu
la tête sans répondre et je crus voir dans ses yeux une tristesse infinie. Je
n’osai l’interpeller plus et continuai mon chemin, sur des trottoirs immaculés
et lisses, le ciel était devenu gris et je compris brusquement que j’arrivais
dans un lieu où il n’y a ni beau ni mauvais temps, où tout est écrêté, plat et morose. Je croisai un autre homme
qui, appuyé sur sa canne et le regard fixe, me sembla terrassé par une
constipation chronique et je passai une fois encore mon chemin. Enfin j’arrivai
Calle Jada et trouvai la maison d’Ernesto Che Cussotile. Je sonnai à la
barrière et un homme entre deux âges vêtu d’un complet gris sortit de la maison
et se dirigea vers moi. Comme il me regardait d’un regard éteint, sans rien
dire, je me présentai : « Bonjour, je suis PJRF, votre chroniqueur
exigu… ». D’un geste, il me fit signe d’entrer et il me conduisit dans sa
maison. Dès l’entrée, je fus saisi d’une torpeur triste en voyant le mobilier,
certes coûteux mais impersonnel, propre mais sans lustre. Le salon
où je pénétrai était à l’avenant, cossu et maussade, une télévision passait une
série mélodramatique et désenchantée. Je m’assis sur le bord d’un fauteuil et
mon hôte s’installa en face. Je craignais qu’il reste muet mais il murmura :
« J’ai fait un gros effort pour oser vous écrire, j’espère que vous ne
m’en voulez pas… ». Je lui dis que je ne pouvais lui en vouloir mais que
j’aimerais qu’il me parle un peu de lui. Ce qu’il tenta de faire. Il était né
dans cette ville, dans ce quartier et ses parents, de modestes petits
commerçants, lui donnèrent un prénom qui leur parut original en espérant que
cela lui permettrait de se tailler une réputation. Pas de chance, un nommé
Guevara avait déjà déposé ce nom, le fils Cussotile ne put ainsi sortir de
l’ombre et cette malédiction le poursuivit durant toute sa vie. Il ne sortit
jamais de ce quartier inanimé, il fit une carrière moyenne, épousa une femme
normale et ils eurent statistiquement 2,28 enfants ; une fille, un garçon
et un basset artésien. Ils eurent quelques maladies plus ou moins bénignes dont
ils guérirent tant bien que mal. Ils n’échouèrent jamais en rien, ne commirent
jamais d’erreurs mais ne triomphèrent jamais non plus. Ils organisèrent des
fêtes sans éclat, eurent des accidents sans gravité, n’intéressèrent jamais qui
que ce soit et restèrent dans l’ombre jusqu’au jour où Ernesto Che m’écrivit.
Mais maintenant, il était trop fatigué pour en dire plus, il s’en remettait à
moi pour le faire sortir, une fois seulement, de l’anonymat statistique où il
se trouve confiné. Je lui promis de faire ce que je pouvais pour le satisfaire
et il voulut conclure notre entrevue en m’offrant un petit verre d’usquebac à
notre dolente amitié. Ce breuvage se révéla fade et de peu de goût mais je le
déclarai parfait, ce qui revigora quelque peu Ernesto Che. Puis, je le quittai
pour reprendre goût à la vie dans les quartiers hauts où je croisai l’homme qui
m’avait suggéré de revenir rapidement. « Muy, bien… » me déclara-t-il
en faisant un large sourire. Je retraversai les quartiers hauts mais le cœur
n’y était plus. Qu’est-il donc possible de faire pour Ernesto Che
Cussotile ? Comme la vie est lente / Et comme l’espérance est violente… parlerais-je de lui dans mes prochaines chroniques ?On voit par là que / Les jours s’en vont je demeure.
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