Chronique du temps exigu (54)
Un seul hêtre vous manque et tout est dépeuplé, aurait pu dire Victor Hugo.Les instances compétentes se sont émues de la disparition de certaines espèces d’arbres, des feuillus en particulier. Elles ont donc chargé le bon docteur V. et le savant professeur Papillon de faire une étude sur le sujet en vue d’en faire rapport à une commission ad hoc. Celle-ci sera chargée ensuite, non d’enterrer le problème car cela ne se pratique plus, mais de le dissoudre dans un langage énigmatique et abscons après avoir largement rémunéré les membres de la dite commission.
Nos deux éminents scientifiques avaient ainsi prévu de faire un tour de France des arbres afin de cerner le problème in situ, comme l’on dit. Conscients de leur proverbiale distraction, ils s’adressèrent à moi afin d’organiser leurs déplacements, leur hébergement et les divers rendez-vous indispensables avec les têtes pensantes et arboricoles de nos diverses régions. C’est avec leur autorisation expresse que je vous fais un compte-rendu résumé des investigations de nos deux experts en la matière. Car, comme il se doit, un expert est toujours en la matière. Pour toute expertise spirituelle, s’adresser de préférence à un ex-père devenu, sinon cardinal, tout au moins évêque.
Nous avons donc sillonné les routes et les canaux de France, exploré les forêts, les taillis et les vergers. Nous avons constaté la quasi disparition de l’ormeau, rongé par les flammes de quelque feu bactérien. Nous avons salué les grands hêtres dont le front, au Caucase pareil, ne résistera pas au réchauffement climatique. Nous avons pleuré sur les platanes du canal du Midi, dévorés par un chancre implacable. Le bon docteur V. a prélevé un nombre impressionnant d’échantillons de toutes sortes. Le docte professeur a pris moult notes appropriées. Moi-même j’ai photographié tant et plus de halliers, d’allées et de forêts. Nous avons consulté, questionné, écouté et analysé. Et, comme toujours, c’est le professeur Papillon qui découvrit le mal le plus terrible qui accable la gent arbustive et qui menace partout dans notre pays la survie des arbres de toutes variétés.
Mais alors, me direz-vous ? De quoi s’agit-il ?
Alors, je vais vous dire non de quoi mais de qui il s’agit ! En effet, ce n’est point une maladie, un virus ou un chancre que nous avons découvert mais c’est un être, un humain pour tout dire. Et pas n’importe quel humain, pas un quidam méconnu, non. Car il s’agit de l’élu municipal, premier édile de préférence, adjoint si nécessaire et simple conseiller en cas de nécessité. Pas n’importe quel élu, bien sûr, uniquement l’élu compétent, déterminé et consensuel avec lui-même. Pour ce virtuose de l’ordre à établir, tout ce qui est branchu, fourchu, penchu, crochu ou tordu, tout ce qui dépasse, menace ou encrasse, tout ce qui racine, s’incline ou culmine doit être aligné, corrigé ou éliminé. On comprend immédiatement que pour cet élu de la nation, véritable Robespierre de la vie végétale, l’arbre menace la sécurité des électeurs, l’arbre fait trembler l’ordre républicain et trouble la sérénité des conseils municipaux. Une seule solution face aux agressions multiples causées par les futaies et les frondaisons : il faut éradiquer l’arbre incongru, autant celui qui penche du côté où il a envie de tomber que celui qui, posté le long des routes, se précipite contre les automobiles pour les détruire. Toutefois ce Fouquier-Tinville de l’esthétique municipale sait se montrer sévère mais juste : nulle espèce, nulle variété n’est favorisée, ils ne meurent pas tous mais tous sont dans le collimateur, tout végétal qui contreviendra aux canons de l’esthétique républicaine sera implacablement supprimé quelle que soit son origine ou ses accointances.
On peut parfois en replanter mais il faut que ce soient des arbres civilisés et d’une urbanité confirmée, des arbres droits et aux branches rigoureusement érigées, des arbres capables de cacher la forêt et qui font honneur aux élus qui les ont choisis. L’élu municipal féru de ronds-points pourra parfois accepter d’accorder, au milieu d’un de ces giratoires, l’asile politique à quelque olivier centenaire arraché à sa patrie. En dehors de rares exceptions, pour ce Saint-Just des espaces verts, le seul bon arbre est un arbre abattu dont on a arraché les racines. Pour ce poète de l’environnement, rien n’est plus gracieux qu’un candélabre en fonte, rien n’est plus agréable au regard qu’un caniveau normalisé en béton et rien n’est plus voluptueux qu’un dos d’âne judicieusement positionné.
Mais « ô saisons, ô châteaux, quel être est sans défauts… » ?
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