J’ai été pris par un vieux paysan bien sympathique qui m’a conseillé de visiter Becherel, le village du livre.
– Pourquoi pas, mais à ce que j’en sais, évitez d’y aller au moment des épandages de lisier. C’est une production très bretonne qui arrive à parfumer la quasi-totalité du village dans ces cas-là. Mais avez-vous senti l’âme du bon François-René sur les terres de Combourg ?
– Oui, bien sûr. Ma propriétaire m’a prêté une biographie de Châteaubriant, cela aide à sentir, répond-il en souriant. Et maintenant que j’ai du temps, je vais aller à la bibliothèque municipale, j’aimerais lire l’itinéraire de Paris à Jérusalem…
– Ils l’ont certainement, allez-y de ma part et si vous avez la chance de croiser Madame Brazeau, la chef-bibliothécaire, vous rencontrerez une personne charmante et d’une culture passionnante.
Marondeau pose le plateau et la théière et fait signe à Hervé de s’asseoir. Après avoir servi, il s’assied à son tour.
– Maintenant, je vous raconte mon histoire de couteau turc. Il faut absolument que vous entendiez cela.
– Je vous écoute.
– Il y a fort longtemps que je suis antiquaire, je vous passe les détails d’une jeunesse turbulente mais studieuse néanmoins. J’ai très vite décidé de me lancer dans le commerce d’antiquités car cela me permettait de me promener à ma guise, d’aller à Paris et dans les grandes villes de province pour m’approvisionner…
– Vous m’avez pourtant dit que vous n’étiez jamais sorti de Saint-Lambaire…
– Si vous m’interrompez, je risque de perdre le fil de mon histoire, mon cher ! Je ne suis que très peu sorti de Saint-Lambaire intra muros et je ne suis jamais allé dans les quartiers neufs. Mais bien sûr, j’ai quand même visité l’Europe et la France, je suis allé en Afrique et même en Asie. Les États-Unis d’Amérique ne me manquent pas, c’est un pays trop récent, dirons-nous. Je reprends donc : je devais trouver de la marchandise intéressante, je n’avais pas une âme de brocanteur et je faisais les meilleures salles des ventes. Quelquefois, vous achetez des lots, bien obligé, ou des cartons entiers pour ne conserver qu’une seule pépite. Dans une vente, à Paris, j’avais remarqué une petite malle, une très jolie petite malle dans laquelle il y avait, pêle-mêle, des vêtements et de l’argenterie. La vente fut mauvaise pour moi, je n’avais rien pu acheter alors que j’étais venu pour du très beau mobilier. Mais toute la place de Paris était là et tout m’est passé sous le nez. Par dépit, j’ai enchéri sur la petite malle, à la fin des ventes. Elle n’a séduit personne et je l’ai eue pour trois francs six sous. Je l’ai donc faite enlever et me la suis faite livrer à Saint-Lambaire où elle est arrivée une ou deux semaines après. En la vidant, j’ai constaté que l’argenterie n’avait que peu de valeur et il me sembla donc que seule la malle pouvait plaire à un de mes clients. Je mis dans un sac les vêtements sans intérêt pour les faire passer à un fripier et j’eus la surprise de trouver, emballé dans une chemise, un splendide couteau à lame courbée dans son fourreau, dont je supposai qu’il était de fabrication turque. Plus qu’un couteau, il faudrait même dire un poignard ; le fourreau était garni d’une belle pierre brillante et le haut du manche était lui aussi garni de deux belles gemmes chatoyantes, une de chaque côté. On aurait vraiment dit des diamants et je voulus en avoir le cœur net. Je montrai le poignard au meilleur bijoutier de la ville, un homme formidable et extrêmement compétent. Après avoir examiné les pierres, il me confirma qu’il s’agissait de diamants et, en riant, me conseilla de les faire démonter et de les vendre séparément. Je n’acceptai pas sa proposition car je trouvais regrettable de mutiler ce bel objet. Je remerciai le bijoutier et repris mon couteau. à l’époque, je n’avais encore qu’un tout petit magasin, à deux rues d’ici, avec une minuscule vitrine. En rentrant, je mis le couteau dans la vitrine, comme cela, en me disant que je ne l’y laisserais pas car on pourrait me le voler. Et c’est là que tout a commencé : un médecin de la ville passa devant mon magasin alors qu’il sortait de chez un de ses patients, il fut tout de suite attiré par ce couteau, il entra et demanda à le voir de plus près. Je n’avais pas encore décidé du prix que j’en demanderais et j’avais déjà l’acheteur car je sentais qu’il voulait faire l’affaire coûte que coûte. Mon tarif fut donc le sien et il repassa en fin de journée pour le prendre et le régler. Deux jours plus tard, son épouse me téléphona pour me demander de passer chez elle car son mari s’était gravement entaillé la main et le bras, de manière incompréhensible, en voulant nettoyer le fameux couteau. Le médecin avait été emmené d’urgence à l’hôpital et son épouse me demandait de venir reprendre le funeste couteau. Il était difficile pour moi de refuser, c’était un notable et cette histoire risquait de faire planer une ombre sur ma réputation. L’épouse du médecin n’exigeait pas que je rembourse l’objet, mais je tins à le faire, pour solde de tout compte, dirais-je. Et me voilà de nouveau avec mon couteau en magasin. Je décidai alors de revoir le bijoutier et de suivre son conseil. Le lendemain, je lui portai le couteau et, sans lui donner plus d’explications, je lui demandai s’il était toujours intéressé par l’achat des diamants incrustés. Il me fit une proposition que j’acceptai et me demanda de revenir quelques jours après, il ferait ce travail devant moi. Il me proposa de garder le couteau dans son coffre, j’acceptai et il me fit un reçu. Lorsque je revins au jour dit, je trouvai la bijouterie fermée pour cause de décès. J’allai me renseigner chez un commerçant voisin qui me dit que le bijoutier était décédé la veille au soir, apparemment d’une crise cardiaque. Je revins donc chez moi où peu après j’eus un coup de téléphone, toujours ce sacré téléphone, de la veuve du bijoutier. Ce dernier avait été terrassé par une crise cardiaque au moment où, en fin de journée, il fermait son coffre. Le couteau y était bien en évidence avec une étiquette à mes nom et adresse et la veuve me proposa de venir le récupérer avant que l’inventaire ne soit fait. J’acceptai et je me rendis aussitôt à la bijouterie où je récupérai encore une fois le néfaste poignard. Comme l’on dit, jamais deux sans trois, mon cher, et vous allez le constater. Je revins dans mon magasin, je posai le poignard sur la table et je partis dans la pièce arrière pour prendre de quoi l’emballer soigneusement. J’eus à peine le dos tourné que j’entendis qu’on entrait dans ma boutique Je me retournai, le temps de voir un homme qui s’emparait du couteau sur la table avant de s’enfuir. Je me précipitai à l’extérieur par la porte que le voleur avait laissée ouverte et je le vis se faire accrocher par une voiture. Il a été précipité à plus de dix mètres de là et je trouvai le couteau sur la chaussée, pratiquement devant chez moi, le voleur l’avait sans doute lâché au moment du choc. Un attroupement s’était créé plus loin, près du blessé, et je ramassai le couteau. Complètement choqué, je rentrai dans mon magasin, je mis le couteau en sécurité dans une armoire et je ressortis dans la rue. J’essayai d’expliquer à plusieurs personnes ce qui s’était passé, mais nul ne m’écouta, mon malheureux voleur partit dans une ambulance et décéda avant d’arriver à l’hôpital. Personne ne m’a jamais interrogé, l’enquête a conclu à un accident et le conducteur de la voiture a été mis hors de cause. Quant à la victime, il s’agissait d’un chemineau, un routard, inconnu dans la ville. Pour moi, c’en était trop. Je remis le couteau dans la malle que je rangeai dans un grenier, ne sachant qu’en faire. Je ne pouvais ni le vendre, ni le donner. Je me suis quand même renseigné sur le propriétaire de la malle et j’ai retrouvé sa trace. C’était un diplomate turc, un attaché ou un secrétaire de l’ambassade de Turquie à Paris, qui avait tué sa femme et gravement blessé l’amant de cette dernière, à coups de couteau. L’affaire avait été étouffée, le diplomate, sous le couvert de son immunité, avait regagné la Turquie et l’amant a préféré rester dans l’anonymat. La malle était probablement restée à l’ambassade jusqu’au déménagement de celle-ci. Je ne peux que croire que le couteau est celui qui a servi à assouvir la vengeance du diplomate. La malle a été vendue, ou cédée, dans un lot d’objets qui se sont retrouvés en salle des ventes. Voilà l’histoire du couteau turc et, croyez-moi, je n’ai jamais pu l’oublier.
(à suivre...)
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