V. Le jour se lève.
Albert se réveille, il n’est pas encore cinq heures, le soleil n’est pas encore levé et on entend encore la pluie, bien plus faible, et le vent s’est calmé, l’orage est passé. Il enfile des vêtements propres et descend chercher ceux de la veille qui trainent sur le carrelage de l’entrée, dans une flaque boueuse. Il va chercher un panier à linge dans l’office, met le tout dedans et revient à l’office, enfourne le tout dans le lave-linge et démarre une lessive rapide. Ensuite, il va essuyer la flaque de l’entrée.
Cela fait, malgré sa nuit courte, il se sent bien, étonnamment bien, l’atmosphère sombre mais calme, les odeurs humides mais puissantes et le bruit continu mais mélodieux de la pluie, tout lui semble contribuer à une journée nouvelle qui veut commencer, à une vie nouvelle qui se croit possible et un esprit autre lui paraît flotter dans la pénombre comme si l’éclatement des forces telluriques et de l’orage préludait à une ère nouvelle après leur apaisement. On croirait qu’il erre sans but dans cette maison comme un somnambule entre deux périodes de repos mais il va, conscient, vers le grenier – une habitude du bâtiment, par acquit de conscience – pour voir si rien n’a fui, si la toiture a résisté aux rafales tempétueuses. Il constate avec satisfaction que les tuiles ont protégé la maison, qu’aucun faitage, aucun arêtier ne présente de fuites comme il l’avait bien supposé au vu de l’aspect extérieur de la maison tel qu’il l’avait jugée rapidement à son arrivée. Seule, une fenêtre d’un des chiens assis a un peu laissé goutter de l’eau, du côté qui a pris l’orage de plein fouet. Il jette un coup d’œil à l’extérieur et, à l’arrière, il ne voit pas grand-chose mis à part le dégoulinement continuel de cette pluie fine qui a succédé aux torrents de la nuit. Du côté avant, il discerne de larges flaques d’eau tout autour de la maison, une vraie petite inondation. Ce qui l’étonne, c’est de ne pas voir un véhicule avec lequel René aurait regagné le château mais baste à chacun son métier et à chacun sa m…
Sa deuxième impulsion est de descendre à la cave et là il n’est pas déçu car il est inutile de descendre tout l’escalier, la cave est sous eau, une bonne quarantaine de centimètres estime-t-il. Mais à y bien regarder, ce n’est peut-être pas la première fois et les habitants avaient certainement considéré cette éventualité car la plupart des meubles et étagères portent sur un piètement en pierres et il suffira probablement d’attendre une décrue pour réinvestir les lieux. Le maçon étant rassuré, il remonte au premier pour aller voir d’un peu plus bas le parc inondé. Il tend une oreille vers la porte de la chambre de René sans entendre nul bruit et il va jusqu’au bout du couloir regarder par la grande baie centrale puis, pour mieux voir, il va dans la chambre de Madame. L’ex chambre de Madame en réalité mais elle est dans un état qui permet de penser que nul n’y a touché depuis son départ. Tous les meubles, les tapis, les tentures paraissent bien être restés en l’état, seul le lit présente un de ces matelas anciens en toile brune avec des rayures de couleur bleue et rouge passées. Tout semble n’avoir été touché ni par les miliciens ni par Rambaud père ou ses jardiniers. Ici le temps semble reculer pour ne plus avancer, pour maintenir fortement l’ambiance, les parfums et les représentations de la maîtresse du lieu.
Albert va vers la fenêtre, passant entre les meubles et, se rapprochant de la coiffeuse, il effleure la toile qui couvre la psyché, qui s’affaisse lentement dans un doux chuintement. Posté à la fenêtre, il constate bien pourquoi la cave est sous eau, on ferait presque du surf sur les pelouses. Il ouvre la fenêtre et le souffle fait entrer un air tellement discordant avec l’atmosphère de la pièce qu’il referme vivement. Le jour commence à peine à poindre, bien faiblement, mais il met dans la pièce une lueur fine qui entre en résonance avec le grand miroir basculant : c’est une lumière si ténue qu’Albert se dit qu’il l’imagine et qu’elle est inexistante, il s’assoit dans le fauteuil en face de la coiffeuse ornée de quelques flacons, une brosse à dos de nacre et un petit peigne sont sagement rangés dans un pot en faïence, la glace du meuble semble noirâtre, contrairement à celle de la belle psyché dont le bois, doucement patiné, jette d’infimes reflets roux. Bien installé dans la bergère, il commence à se voir dans la glace de la coiffeuse, profitant du maigre jour levant et il s’imagine en dame parfaisant sa toilette, il caresse les pots à onguent et prend la brosse sur laquelle un ou l’autre cheveu est encore accroché. Il se sent comme s’il avait reculé dans le temps, comme s’il attendait sa maîtresse vaporeuse, son épouse intemporelle, comme s’ils allaient sortir, rejoindre le grand monde peut-être ou –qui sait ?- une galaxie étrange et infinie. Il est comme un funambule mais sur un câble qui serait le fil du temps, sa rêverie l’emporte sur des îles lointaines et chimériques…
(à suivre...)
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