La pénible impression que lui avait laissée Marondeau a été effacée par l’intrusion inopinée des dames curieuses et picturales. Il regrette de ne pas leur avoir demandé ce qu’elles pensaient du cadre de son Leyden. Mais il juge en définitive qu’il est plus judicieux de ne pas les solliciter de trop. Il cherche les horaires des bus pour Morlaix et décide de s’y rendre. Il a retenu le nom de l’encadreur, Dussieu, et le trouve sur l’annuaire. Par la même occasion, il regarde s’il y a une galerie d’art et, après quelques recherches trouve celle où sont exposées les toiles de Sara Weill-Lucet. Il voudrait se rendre à Morlaix, mais va-t-il s’y rendre avec son tableau ? La nuit porte conseil se dit-il.
*
Le lendemain, il se réveille de bonne heure. Le temps est toujours gris, mais la pluie semble s’être arrêtée. Il prend un bon petit déjeuner, puis se prépare à passer la journée à Morlaix. Il emballe avec soin le tableau qui est bien encombrant pour prendre le bus. Mais il est décidé et part donc pour la gare routière. L’air est largement gorgé d’humidité, signe à son avis de retour du beau temps. Son bus est sur le parking, prêt à partir. Il monte et s’installe côté fenêtre, après avoir soigneusement calé le tableau près de lui. Peu après, le bus démarre. Comme il sait qu’il en a pour deux bonnes heures de trajet, il a acheté un journal et pris un livre pour la route. Il est à peine neuf heures, il y a peu de monde dans le bus et le trajet se passe sans qu’il soit dérangé.
Vers onze heures, il arrive au centre de Morlaix et se rend directement chez Dussieu. L’atelier est en centre ville, dans une rue un peu à l’écart. Un monsieur de son âge le reçoit. Après avoir déballé son tableau, il explique l’objet de sa visite. L’encadreur regarde rapidement le tableau, puis le cadre, avec davantage de soin. Il semble étonné.
– Ce cadre est un peu spécial, un peu épais je dirais. Ce tableau a été encadré dans mon atelier ?
– Je n’en sais rien, répond Hervé. J’ai acquis ce tableau encadré et je ne sais pas où et quand cela a été fait.
– Je peux me tromper, mais je dirais qu’il sort, si je puis dire, de notre atelier. Mon père était encadreur et je parierais reconnaître sa facture. Il y a bien eu un petit stick, un petit collant, mais il a disparu. Il a laissé une trace ovale, mais nous sommes nombreux à avoir des petits collants ovales. Je comprends assez votre désir de donner un autre cadre à ce tableau, dit l’encadreur en le tenant à bout de bras pour mieux le regarder. De qui est donc cette peinture ?
– Artur Leyden, vous connaissez ?
– Pardon ? Ce n’est pas possible, Monsieur Leyden ne peignait que des marines. Bien sûr que je le connais, j’ai même dû le voir lorsque j’étais petit, mais je ne m’en souviens plus. Le pauvre homme ! Vous savez, c’est mon père qui encadrait ses tableaux et il a été bouleversé quand il a appris sa mort. Pour mon père, c’était tant d’honneur, tant de confiance que d’être celui qui encadrait les œuvres d’un tel peintre. Des années après sa mort, il parlait encore de lui avec émotion. Il avait le sentiment d’une terrible injustice, d’un sort éminemment cruel…
– Pardonnez-moi, je ne savais pas, on m’avait recommandé de venir chez vous... c’est monsieur Marondeau qui m’a parlé de vous…
– Ah ! Raymond, cela ne m’étonne pas. Mon père avait une grande estime pour lui. Si tous les marchands étaient comme lui, honnêtes et droits, le commerce se porterait bien mieux et les œuvres d’art seraient reconnues et respectées. Mais, venons en au fait, monsieur. Vous voudriez faire changer le cadre de cette peinture ?
– Oui, je trouve ce cadre trop rude, trop austère, comme une fenêtre de prison. Je voudrais quelque chose de plus clair et un peu plus en écho avec les couleurs de cette peinture.
– Vous avez sans doute raison, mais, si le cadre existant est un peu triste, il est de belle qualité. Je vous conseillerais de le conserver, il pourrait servir pour une autre peinture…
– Vous savez, monsieur Dussieu, je ne suis pas collectionneur, c’est même l’unique pièce que je possède et je ne peux pas m’encombrer de trop de choses. Il y a bien peu de place chez moi.
– Nous verrons, nous verrons. Voilà ce que je vous propose : d’abord nous essayons de voir ce qui pourrait convenir à votre tableau, tant du point de vue de la forme que de celui de la couleur. Ensuite, nous le sortons de son cadre. Je ferai cela en votre présence et nous vérifierions la justesse de notre choix. Une fois fixé, soit vous repartez avec votre tableau et vous revenez dans une semaine, dix jours. Le cadre sera prêt et je terminerai la pose. Soit vous le laissez ici après que nous l’ayons mis dans un emballage que nous aurons scellé, vous revenez sous dix jours et nous le sortons pour finir la pose. Je ne peux pas vous dire mieux.
(à suivre...)
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