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jeudi 2 juin 2022

Dernier tableau (79)

 

Il a dit à la patronne : « la prochaine fois, c’est ta fille que je veux, tu partiras aux champs avec Veudenne et tu me laisseras ta fille ». La patronne a crié « non » ! Je n’oublierai jamais ce cri, je crois qu’elle aimait sa fille. Elle a refusé mais lui, calmement, lui a dit qu’elle avait toujours une dette, que les coups tirés ne payaient que les intérêts et qu’il ferait expulser toute la famille. Par contre, s’il avait la fille, il envisagerait d’annuler la dette, de la doter peut-être… Je ne comprenais pas tout, mais ce que je savais c’est que ce qu’il voulait était terrible. Je le savais sans connaitre exactement le pourquoi, mais je le savais. Je ne sais pas comment cela s’est discuté entre les vieux mais un jour, nous sommes partis, les vieux et moi, en laissant Mady à la maison. La mère avait dû faire la leçon à Mady, je ne sais pas comment, mais les derniers jours, elle avait un air sombre et inquiet, elle ne me parlait pas, même au retour de l’école. Quand on est revenu des champs, Mady n’était pas dans la cuisine. Le vieux a bu un coup, puis il est sorti en disant à la vieille d’aller voir la petite. Il m’a envoyé sortir du fumier, comme toujours. Le soir, Mady n’est pas venue à table. On m’a dit d’aller me coucher. J’avais une petite chambre dans les combles. à travers le plancher, j’ai entendu Mady qui pleurait. Puis le vieux est monté, il est entré dans la chambre de Mady, il avait une voix qui portait et je l’ai entendu dire qu’elle devait arrêter de pleurer, qu’elle était grande maintenant et qu’elle avait à obéir sans pleurnicher. Puis, il a rejoint sa femme dans leur chambre à coucher. Des combles, je pouvais me laisser glisser dans le fenil et voir dans la chambre. J’ai vu qu’il y avait du sang sur les draps que la vieille était en train de changer. Elle pleurait elle aussi. Veudenne lui a dit d’arrêter et elle lui a répondu de lui fiche la paix. Il a voulu la prendre dans ses bras, elle l’a repoussé et il lui a flanqué une paire de baffes à lui tordre la tête. Elle est tombée par terre, il l’a relevée et lui a dit de se dépêcher de refaire le lit. Elle a fait le lit, il s’est couché et elle est sortie de la chambre. Je crois que cette nuit-là, elle a dormi au coin du feu, dans la cuisine. Et chaque soir après ce jour là, le vieux allait coucher seul dans sa chambre et elle allait dormir dans le foin. Le baron est revenu une autre fois, nous étions tous trois aux champs et Mady seule à la maison. Mady trainait un air triste, un jour, elle était assise sur un tronc à côté de moi, elle m’a pris dans ses bras et m’a caressé doucement la joue de sa main douce en me disant : « pauvre petit Achille, si tu savais, si tu savais… ». Mady, je vous l’ai dit, c’était ma grande sœur, je l’aimais comme une sœur, elle était ma seule famille. C’est deux jours après que nous avons sorti monsieur Artur de la marée montante. Avec monsieur Artur, elle revivait, Mady. Nous l’avions sauvé et il était si gentil, si reconnaissant. Et il aimait beaucoup Mady, il lui a offert cette si belle robe, vous auriez vu, une robe blanche…

– Je sais, murmure Hervé.

– Vous savez ? Comment pouvez-vous savoir ?

– J’ai vu le portrait que monsieur Artur a fait de Mady, elle est dans une robe d’organdi. Rappelez-vous, je vous en ai parlé la première fois que je suis venu vous voir, dit doucement Hervé.

– C’est possible. Mais oui, vous avez raison, je n’y pensais plus. Monsieur Artur est arrivé comme si nous faisions un rêve, comme un grand frère qui aurait disparu et qui serait revenu. Un homme capable de peindre ce qu’il voit, nous étions émerveillés. Puis, il y a eu cette longue absence, son retour de Paris, il a commencé à faire le portrait de Mady. Mais Mady n’était plus Mady, je l’ai compris plus tard. Le baron, ce vieux saligaud, l’avait mise enceinte. On ne le voyait plus les derniers temps d’ailleurs. Les Veudenne étaient inquiets. Quand monsieur Artur a parlé de faire voir Mady par un docteur, ils ont eu la trouille, il n’était pas question que cela se sache. Oui, mais le sort en a décidé autrement. Enfin, le sort, la vie quoi… Mady est tombée évanouie à l’école et elle a été amenée chez un médecin. Il y avait un docteur à l’époque à La Brémarde. Il n’a pas hésité longtemps, il a certainement vu qu’elle était enceinte, il est allé voir les parents, à l’époque il craignait, je pense, que ce soit un inceste. Il est allé voir le maire qui a contacté la gendarmerie. Les gendarmes ont débarqué au Bussiau, je vous dis pas le pataquès. Ils ont commencé à interroger les vieux, puis Mady. Moi, j’avais tellement la trouille que j’étais incapable de leur répondre autre chose que « vindiou de vindiou de vindiou… ». Ils ont conclu que j’étais un débile et ils m’ont foutu la paix. Quand ils sont repartis, c’est le baron qui est arrivé. Les deux enfants, Mady et moi, on a été envoyés à l’étable. On n’a pas su ce qui s’est dit, mais le lendemain les flics sont revenus et c’est là que les vieux ont commencé à dégoiser sur monsieur Artur, comme quoi il se serait intéressé de près à la gamine etc. Je peux vous le dire, ils ont parlé devant moi. Et c’est à partir de là que l’enquête s’est tournée vers monsieur Artur. Mais les gendarmes n’avaient que des soupçons, ils ne pouvaient pas formellement l’accuser. Cela, je le dis, mais je ne l’ai compris qu’après, bien sûr. Un jour, monsieur Artur est arrivé au Bussiau avec un paquet. Il était pâle, il a regardé les vieux et il leur a dit qu’il venait déposer le portrait de Mady, que c’était pour elle et qu’il ne reviendrait plus. 

(à suivre...)

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