Il s’est tourné vers moi et il a dit en s’excusant qu’il ne tiendrait pas sa parole, qu’il ne pourrait pas faire mon portrait et qu’il espérait que je comprendrais un jour. Puis il est parti, il n’est en effet jamais revenu, il est mort le lendemain. Quand les gendarmes nous ont appris son décès, Mady a éclaté en pleurs. Je crois que pour eux, cette réaction de sa part les a renforcés dans l’idée que monsieur Artur était coupable et qu’il s’était suicidé pour ne pas affronter la justice. Toutefois, par égard pour la famille, la thèse de l’accident a été retenue. Quelques jours après, c’était au tour de Mady, on l’a retrouvée dans la mare à côté de la maison, elle était noyée et c’est aussi la thèse de l’accident qui a été retenue. Pourtant, moi je crois qu’elle s’est bel et bien donné la mort, elle portait la belle robe blanche offerte par monsieur Artur et je crois qu’elle a voulu mourir ainsi. Toute cette histoire m’avait complètement détraqué. Je parlais tout seul, je ne savais plus qui j’étais ni où j’étais, je marchais comme un somnambule, devant moi, sans réfléchir. Un instituteur a réussi à me parler et j’ai pu me confier à lui. Il m’a proposé de rencontrer un gendarme, j’ai accepté, je faisais confiance à cet instituteur. Le gendarme qui m’a interrogé a été tellement compréhensif, tellement humain que j’ai aussi réussi à lui parler de manière à peu près cohérente, enfin je crois. Mais il n’y a jamais eu de suite, ils ne m’ont sans doute pas cru, eux aussi ils ont dû penser que j’étais simplet.
– Ne croyez pas cela, coupe Hervé. Le gendarme a été muté et l’instituteur se souvient toujours de vous. J’ai parlé avec lui il n’y a pas très longtemps.
– Il ne doit plus être très jeune, dites donc.
– En effet, je ne lui ai pas demandé son âge, mais comme vous dites, il m’a paru avoir au moins quatre-vingt ans.
– Ou assez proche des quatre-vingt-dix, il avait au moins vingt-cinq ans à l’époque et c’était il y a près de soixante ans… Cela me fait plaisir, ce que vous dites à son sujet. Mais je ne voudrais pas le revoir, cela ne servirait à rien…
– Je ne lui ai demandé ni son nom, ni son adresse. Il habite certainement à St-Lambaire, mais c’est tout ce que je sais.
– Peu importe, comme je vous l’ai dit, je ne tiens pas à le voir, je ne vois pas ce que nous pourrions nous dire. Enfin, après tout cela, la mère Veudenne s’est mise à dérailler. Elle n’en pouvait plus de toute cette histoire, d’avoir vendu sa fille – je l’ai entendu le dire – puis de l’avoir perdue comme cela. Parce que, je voulais dire tout à l’heure, j’ai pas vu les vieux sortir Mady de la mare, je suis arrivé quand j’ai entendu la vieille qui criait et qui pleurait. Mais à côté du corps, j’ai vu quelque chose, une grosse pierre attachée au bout d’une corde. à peine j’étais arrivé que le vieux m’a envoyé à la maison chercher des linges. Des linges pour quoi faire, je n’en sais rien. Mais quand je suis revenu, il n’y avait plus ni corde ni grosse pierre. La pierre, je l’ai retrouvée après, il l’avait jetée dans un fourré, mais c’était une pierre qui se reconnaissait, une pierre de meule à aiguiser, avec un trou d’axe au milieu. C’est pas n’importe quelle pierre. Et deux jours plus tard, comme un fait exprès, elle n’y était plus et je ne l’ai plus revue. Reconnaissez qu’il y avait de quoi se poser des questions… Après cela, les vieux n’ont plus desserré les dents. Seul entre ces deux parents indignes, le sans-cœur d’un côté et la folle en devenir de l’autre, je sentais une chape de plomb qui commençait à m’écraser. Le vieux était absent le plus souvent possible, aux champs ou dans les bois. La vieille tournait en rond autour de la ferme, regardant sans cesse la mare et houspillant le vieux dès son retour. Lui n’a trouvé d’autre solution que de la cogner. Et pour se donner du cœur, il picolait. Un jour, le baron, encore lui, est venu au Bussiau avec son homme de confiance pour leur signifier leur expulsion. Et c’est à ce moment-là que le baron a aperçu les deux tableaux. Devant les Veudenne pétrifiés, il a eu l’aplomb de dire que ces tableaux compenseraient pour lui une partie des fermages dus. Je n’ai jamais compris pourquoi la mère Veudenne n’a pas déballé toute l’histoire devant l’homme de confiance. Cela n’aurait sans doute servi à rien et puis elle n’était plus en état de se défendre. Ils ont été mis en demeure de quitter au plus vite Le Bussiau, ils ont tout perdu y compris les récoltes à venir. Les services sociaux, alertés par le maire, lui-même prévenu par les instituteurs, sont venus me sortir de là. Pour une fois, je dois reconnaître qu’ils ont fait leur boulot, mais sans plus. Comme je vous l’ai dit, ils ont fait cela d’autorité et je me suis retrouvé dans un centre, la suite vous la connaissez…
– Je voulais vous demander : il paraît que Mady serait allée porter une fleur sur le cercueil d’Artur Leyden, ce qui, soit dit en passant, a fait quelque peu scandale…
(à suivre...)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire