Récit d’un anthropologue en
Transinistrie.
Récemment, je fus envoyé par mon administration à
Wegeldorp pour analyser la société Transinistrienne. L’objet de ma mission
était d’étudier la réussite et le rayonnement de l’université de cette ville
qui se distingue par les nombreuses récompenses qui lui ont été attribuées et son
rayonnement international. Elle compte parmi ses chercheurs et enseignants des
scientifiques de haut niveau dont plusieurs prix Nobel. Et donc l’intérêt de
mon travail était de déterminer comment et par quels moyens ont pourrait
arriver à faire aussi bien dans notre pays et dans nos universités.
Pour mener mon étude, j’ai commencé par observer, dans
l’incognito le plus absolu, la société Transinistrienne et pour ce faire je me
suis fait passer pour un étudiant étranger désireux de trouver un logement et
de s’inscrire à la Faculté de Colobiotique Maculaire de l’Université de
Wegeldorp. Ce ne fut pas facile mais j’y arrivai. Une fois installé, je
commençai à partager mon temps entre la Faculté, le petit village où je logeais
et les bistros de la ville. Cela dura deux mois au cours desquels je pris force
notes, photographies et documents. Riche de toutes ces observations, je me
présentai ensuite au Polyrecteur de l’Université de Wegeldorp avec l’ordre de
mission qui m’accréditait auprès de ses services. Je préférai toutefois passer
sous silence mon séjour de deux mois dans le pays pour ne pas perturber l’idée
que cet excellent homme se ferait de moi. Il m’assura de son amitié et me
garantit l’accès à tous les services de l’Université ainsi que le droit
d’enquêter où bon me semblerait. Je passai donc six mois de plus à fouiner, fouiller
et interviewer. Cela me mena jusqu’à la fin de l’année scolaire et, comme nous
en étions convenus, je vins retrouver mon éminent hôte afin de lui faire un
compte-rendu succinct de mes investigations et pour lui poser, si nécessaire,
d’ultimes questions.
Après avoir rendu compte de mes premières conclusions au
terme de ce semestre de travail, j’en vins à la question qui me taraudait
l’esprit depuis le début : comment se fait-il qu’une université soit aussi
brillante et aussi rayonnante alors qu’elle est au cœur d’une région peuplée en
grande partie de (… censuré)
? Le Polyrecteur me regarda avec un sourire inexpressif avant de parler.
« Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ? » me demanda-t-il.
Evidemment, j’avais affaire à un enseignant mais je ne pensais pas qu’il
userait d’un tel artifice entre nous et aussi je rétorquai : « Si
vous répondez à ma question par une autre question, puis-je penser que vous
n’avez pas de réponse ? ».
Mon distingué interlocuteur me regarda avec un regard
lourd de commisération. « Cher ami, vous n’êtes pas sans savoir autant que
vous n’ignorez pas que, de par mes fonctions, j’ai réponse à toute question que
vous pourriez me poser ainsi qu’à toutes celles dont vous n’avez même pas idée.
Il vous faut donc accepter de penser que je puisse ne pas vous donner une
réponse qui dépasserait votre entendement et serait donc sans valeur pour votre
étude. Vous êtes chercheur, que diantre ! Continuez à chercher si c’est
votre métier et les vaches seront bien gardées. »
Je sortis du bureau du Polyrecteur comme l’on sort
d’un cauchemar, j’avais la tête lourde, les épaules pesantes et peu d’espoir de
trouver du réconfort auprès des Transinistriens que je croisais çà et là. C’est
là que je vis arriver un homme enjoué qui s’approchait d’une foulée souple et
allègre. Je reconnus le rayonnant professeur Papillon, découvreur indépendant.
-
Cher ami, s’écria ce dernier, je suis bien heureux de
vous retrouver ici !
-
Cher ami, répondis-je, moi aussi mais qu’est-ce qui
vous amène ici ?
-
J’ai été nommé inopinément professeur honoraire de
l’Université de Wegeldorp et je voulais visiter les lieux car je n’y avais
jamais mis les pieds. A vrai dire, j’ai appris cette nomination par ma
concierge qui lit les journaux transinistriens.
-
Vous avez dit : « inopinément » ?
m’enquis-je.
-
Oui, rien ne me permettait de penser qu’une telle
distinction pût m’échoir. Je n’avais pas postulé et personne n’avait proposé ma
candidature à cet honneur. Je suis donc venu faire ma petite enquête
personnelle.
-
Vous recherchiez les raisons de votre
nomination ?
-
Non, voyons, cher ami ! Je ne cherche plus depuis
belle lurette, vous devriez le savoir. J’ai découvert
comment j’ai été nommé professeur honoraire. Bien sûr, je ne suis pas allé voir
les officiels, ils ne savent que peu de choses. C’est une secrétaire
intérimaire qui m’a donné les éclaircissements nécessaires car c’est elle qui
est chargée des nominations. En fait, elle devait choisir au hasard dans un
annuaire des scientifiques distingués étant donné que c’est une communauté
qu’il convient de saupoudrer régulièrement de distinctions honorifiques, à
charge de revanche évidemment. Elle a commis une légère erreur et a confondu
l’annuaire avec le dictionnaire où elle est tombée sur le mot papillon. Ma
nomination a donc eu lieu en mon absence, je n’avais pas été convoqué puisque
mon adresse ne figure pas dans le dictionnaire mais qu’importe on avait
prononcé des discours et dégusté des petits fours tout en me faisant professeur
honoraire, par contumace en quelque sorte. C’est ainsi que me voilà promu au
rang de momie officielle mais reconnaissez, cher ami, qu’une fois de plus je
trouve sans chercher !
-
En effet, vous êtes trop fort, cher ami !
Oserais-je vous demander de me venir en aide ? Je sors d’une entrevue avec
le Polyrecteur qui me laisse ahuri et quidditatif…
-
Cet excellent homme remplit ses fonctions à merveille
et c’est bien là son rôle !
-
Son rôle ?
-
Oui, un polyrecteur se doit de rouler de temps en temps
quelques chercheurs dans la farine comme un cuisinier le ferait de petits
maquereaux. Cela entretient les bonnes relations et jette une poudre
bienfaisante à leurs yeux fatigués par la scrutation scientifique. Mais
dites-moi donc ce qui vous a ainsi ramené à l’essence des choses…
Je lui narrai donc non seulement l’objet de mon séjour
mais encore l’essentiel de ma brève entrevue avec celui qui préside aux
destinées de l’Université de Wegeldorp. Mon interlocuteur pouffa légèrement
avant de me répondre.
-
Cher ami, vous êtes un grand naïf, comme la plupart des
chercheurs qui cherchent : ils ont, si je puis dire, le nez sur le guidon
de leurs travaux et voient le monde avec la myopie des scientifiques
spécialisés. Et il faut bien être anthropologue pour poser tout à trac une
question pareille dans un pays sauvage quoique civilisé. Je vous rappelle
d’abord qu’un polyrecteur est tout à la fois un haut fonctionnaire et un élu.
Pour ces raisons, il se doit de préserver l’écosystème dans lequel il se meut
et qui le porte. Cet écosystème, c’est tout à la fois son statut de salarié de
la fonction publique, sa fonction éligible et son assise de notable. Pour
conserver sa position, tant au point de vue moral que psychologique et
financier, il lui faut assurer un équilibre entre un anticonformisme de bon
aloi et une orthodoxie lénifiante. Et il ne va pas laisser un chercheur lambda lui faire perdre ce bel équilibre
entretenu au fil des années. Il peut accepter que vous jouiez le rôle du cheveu
sur la soupe mais pas celui de l’épine dans le pied. Il vous a gentiment écarté
et puis c’est tout.
-
J’entends bien, cher ami, mais y a-t-il quelqu’un qui
pourra m’expliquer…
-
Cher ami, vous avez une chance incroyable de me
rencontrer. Moi, bien sûr, je peux tout vous expliquer. Mais allons donc
prendre un verre à la brasserie des trois filous, nous trinquerons à ma
nomination puis j’éclairerai votre esprit sur cette térébrante question. Cela
bien que je ne sois pas anthropologue, comme vous le savez ma spécialité était
au départ la mécanique des fluides que j’ai étudiée en buvant du whisky dans
mon bain. Depuis, j’ai évidemment élargi mon champ d’action et je suis devenu
découvreur pluridisciplinaire.
Une fois que nous eûmes commandé des boissons
acidulées et trinqué à la bonne fortune du professeur, celui-ci s’étira et
commença :
-
Donc, si je comprends bien l’objet de votre étonnement,
vous vous demandez comment il se fait que les roses poussent et prospèrent sur
le fumier ?
-
Euh, en quelque sorte, oui, répondis-je avec une légère
hésitation.
-
Regardez-vous parfois la télévision, par exemple ?
-
Euh, rarement je l’avoue, dis-je quelque peu
décontenancé.
-
Vous devriez, mais avec modération. Si vous la
regardiez, vous constateriez que partout dans notre vaste monde il y a des godiches,
des gugusses, des trous-du-cul, des niais, des pitres, des zouaves, que sais-je… j’en passe et des
pires. Pourtant il y a bien eu des petits génies qui l’ont inventée, cette
télévision, si on y réfléchit bien. S’il n’y avait pas eu tout ce terreau de
benêts, la télévision aurait peut-être été inventée mais on l’aurait mise à la
poubelle. Toutefois, il y avait une clientèle décervelée en grand nombre qu’il
fallait alimenter en inepties et autres choses insanes. Voyez le téléphone
cellulaire, belle invention, mes direz-vous. Mais allez donc écouter toutes les
sottises, toutes les phrases inutiles et sans intérêt qu’il sert à transmettre.
C’est donc le prix à payer et plus les habitants d’un pays sont sots et
crétins, plus leurs scientifiques sont performants, toujours à la recherche de
pièges à gogos pour satisfaire une population d’idiots et d’imbéciles. Voilà
donc une première réponse.
-
Certes, j’entends bien, cher ami. Mais qui sont donc
ces scientifiques aguerris ? Ils ne sont tout de même pas issus de ce
peuple que vous me décrivez comme abruti ?
-
Eh bien si, justement ! Vous me direz que les
chiens ne font pas des chats et vous aurez raison. Les lois de la génétique
sont dures mais ce sont des lois ! Toutefois, il arrive que certaines
plantes, certains individus, par effet de croisement connaissent une vigueur
hybride insoupçonnée. C’est ce qu’on nomme l’effet d’hétérosis. Et voilà ce
qu’il fallait démontrer. Mais ne rêvez pas, sous la cendre couve toujours le
feu, ne la remuez pas, ne soufflez pas dessus car vous vous y brûleriez
impitoyablement.
-
Qu’entendez-vous par-là ?
-
Certains de ces fonctionnaires enseignants et
chercheurs sont de vrais scientifiques mais la plupart, sous leur vernis
universitaire, cachent difficilement leur âpreté au gain, leur couardise et
leur goujaterie d’origine. Que voulez-vous, on ne vide pas une fosse à purin
sans remuer la merde. Et n’oubliez pas les intérêts économiques – je dis
économiques car c’est le terme officiel mais je devrais dire intérêts
financiers – car notre polyrecteur est une sorte d’homme-sandwich, le
représentant des grandes firmes capitalistes qui, plus ou moins directement,
commanditent un certain nombre de projets censés leur apporter un retour sur
investissement. Ces universités auront bientôt le même sort que les clubs de
football, elles seront à vendre au plus offrant, elles achèteront des
nobélisables comme on achète des vedettes et porteront le nom de grandes
marques commerciales : imaginez une université Monsanbo ou une Faculté
Nutela, cela ne sonnerait-il pas bien ?
Sur ce, il vida son godet cul-sec, me serra la main et
s’en alla. Ah, c’est beau la découverte ! Transinistrie à nous deux,
m’écriai-je. Et je décidai de prendre quelques vacances bien méritées avant de
revenir en Transinistrie.
(extrait des Contes de la Sottise Ordinaire)
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