En vedette !

dimanche 18 septembre 2016

Billets de l'été 2016 (11)



Récit d’un anthropologue en Transinistrie.
Récemment, je fus envoyé par mon administration à Wegeldorp pour analyser la société Transinistrienne. L’objet de ma mission était d’étudier la réussite et le rayonnement de l’université de cette ville qui se distingue par les nombreuses récompenses qui lui ont été attribuées et son rayonnement international. Elle compte parmi ses chercheurs et enseignants des scientifiques de haut niveau dont plusieurs prix Nobel. Et donc l’intérêt de mon travail était de déterminer comment et par quels moyens ont pourrait arriver à faire aussi bien dans notre pays et dans nos universités.
Pour mener mon étude, j’ai commencé par observer, dans l’incognito le plus absolu, la société Transinistrienne et pour ce faire je me suis fait passer pour un étudiant étranger désireux de trouver un logement et de s’inscrire à la Faculté de Colobiotique Maculaire de l’Université de Wegeldorp. Ce ne fut pas facile mais j’y arrivai. Une fois installé, je commençai à partager mon temps entre la Faculté, le petit village où je logeais et les bistros de la ville. Cela dura deux mois au cours desquels je pris force notes, photographies et documents. Riche de toutes ces observations, je me présentai ensuite au Polyrecteur de l’Université de Wegeldorp avec l’ordre de mission qui m’accréditait auprès de ses services. Je préférai toutefois passer sous silence mon séjour de deux mois dans le pays pour ne pas perturber l’idée que cet excellent homme se ferait de moi. Il m’assura de son amitié et me garantit l’accès à tous les services de l’Université ainsi que le droit d’enquêter où bon me semblerait. Je passai donc six mois de plus à fouiner, fouiller et interviewer. Cela me mena jusqu’à la fin de l’année scolaire et, comme nous en étions convenus, je vins retrouver mon éminent hôte afin de lui faire un compte-rendu succinct de mes investigations et pour lui poser, si nécessaire, d’ultimes questions.
Après avoir rendu compte de mes premières conclusions au terme de ce semestre de travail, j’en vins à la question qui me taraudait l’esprit depuis le début : comment se fait-il qu’une université soit aussi brillante et aussi rayonnante alors qu’elle est au cœur d’une région peuplée en grande partie de (… censuré) ? Le Polyrecteur me regarda avec un sourire inexpressif avant de parler. « Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ? » me demanda-t-il. Evidemment, j’avais affaire à un enseignant mais je ne pensais pas qu’il userait d’un tel artifice entre nous et aussi je rétorquai : « Si vous répondez à ma question par une autre question, puis-je penser que vous n’avez pas de réponse ? ».
Mon distingué interlocuteur me regarda avec un regard lourd de commisération. « Cher ami, vous n’êtes pas sans savoir autant que vous n’ignorez pas que, de par mes fonctions, j’ai réponse à toute question que vous pourriez me poser ainsi qu’à toutes celles dont vous n’avez même pas idée. Il vous faut donc accepter de penser que je puisse ne pas vous donner une réponse qui dépasserait votre entendement et serait donc sans valeur pour votre étude. Vous êtes chercheur, que diantre ! Continuez à chercher si c’est votre métier et les vaches seront bien gardées. »
Je sortis du bureau du Polyrecteur comme l’on sort d’un cauchemar, j’avais la tête lourde, les épaules pesantes et peu d’espoir de trouver du réconfort auprès des Transinistriens que je croisais çà et là. C’est là que je vis arriver un homme enjoué qui s’approchait d’une foulée souple et allègre. Je reconnus le rayonnant professeur Papillon, découvreur indépendant.
-          Cher ami, s’écria ce dernier, je suis bien heureux de vous retrouver ici !
-          Cher ami, répondis-je, moi aussi mais qu’est-ce qui vous amène ici ?
-          J’ai été nommé inopinément professeur honoraire de l’Université de Wegeldorp et je voulais visiter les lieux car je n’y avais jamais mis les pieds. A vrai dire, j’ai appris cette nomination par ma concierge qui lit les journaux transinistriens.
-          Vous avez dit : « inopinément » ? m’enquis-je.
-          Oui, rien ne me permettait de penser qu’une telle distinction pût m’échoir. Je n’avais pas postulé et personne n’avait proposé ma candidature à cet honneur. Je suis donc venu faire ma petite enquête personnelle.
-          Vous recherchiez les raisons de votre nomination ?
-          Non, voyons, cher ami ! Je ne cherche plus depuis belle lurette, vous devriez le savoir. J’ai découvert comment j’ai été nommé professeur honoraire. Bien sûr, je ne suis pas allé voir les officiels, ils ne savent que peu de choses. C’est une secrétaire intérimaire qui m’a donné les éclaircissements nécessaires car c’est elle qui est chargée des nominations. En fait, elle devait choisir au hasard dans un annuaire des scientifiques distingués étant donné que c’est une communauté qu’il convient de saupoudrer régulièrement de distinctions honorifiques, à charge de revanche évidemment. Elle a commis une légère erreur et a confondu l’annuaire avec le dictionnaire où elle est tombée sur le mot papillon. Ma nomination a donc eu lieu en mon absence, je n’avais pas été convoqué puisque mon adresse ne figure pas dans le dictionnaire mais qu’importe on avait prononcé des discours et dégusté des petits fours tout en me faisant professeur honoraire, par contumace en quelque sorte. C’est ainsi que me voilà promu au rang de momie officielle mais reconnaissez, cher ami, qu’une fois de plus je trouve sans chercher !
-          En effet, vous êtes trop fort, cher ami ! Oserais-je vous demander de me venir en aide ? Je sors d’une entrevue avec le Polyrecteur qui me laisse ahuri et quidditatif…
-          Cet excellent homme remplit ses fonctions à merveille et c’est bien là son rôle !
-          Son rôle ?
-          Oui, un polyrecteur se doit de rouler de temps en temps quelques chercheurs dans la farine comme un cuisinier le ferait de petits maquereaux. Cela entretient les bonnes relations et jette une poudre bienfaisante à leurs yeux fatigués par la scrutation scientifique. Mais dites-moi donc ce qui vous a ainsi ramené à l’essence des choses…
Je lui narrai donc non seulement l’objet de mon séjour mais encore l’essentiel de ma brève entrevue avec celui qui préside aux destinées de l’Université de Wegeldorp. Mon interlocuteur pouffa légèrement avant de me répondre.
-          Cher ami, vous êtes un grand naïf, comme la plupart des chercheurs qui cherchent : ils ont, si je puis dire, le nez sur le guidon de leurs travaux et voient le monde avec la myopie des scientifiques spécialisés. Et il faut bien être anthropologue pour poser tout à trac une question pareille dans un pays sauvage quoique civilisé. Je vous rappelle d’abord qu’un polyrecteur est tout à la fois un haut fonctionnaire et un élu. Pour ces raisons, il se doit de préserver l’écosystème dans lequel il se meut et qui le porte. Cet écosystème, c’est tout à la fois son statut de salarié de la fonction publique, sa fonction éligible et son assise de notable. Pour conserver sa position, tant au point de vue moral que psychologique et financier, il lui faut assurer un équilibre entre un anticonformisme de bon aloi et une orthodoxie lénifiante. Et il ne va pas laisser un chercheur lambda lui faire perdre ce bel équilibre entretenu au fil des années. Il peut accepter que vous jouiez le rôle du cheveu sur la soupe mais pas celui de l’épine dans le pied. Il vous a gentiment écarté et puis c’est tout.
-          J’entends bien, cher ami, mais y a-t-il quelqu’un qui pourra m’expliquer…
-          Cher ami, vous avez une chance incroyable de me rencontrer. Moi, bien sûr, je peux tout vous expliquer. Mais allons donc prendre un verre à la brasserie des trois filous, nous trinquerons à ma nomination puis j’éclairerai votre esprit sur cette térébrante question. Cela bien que je ne sois pas anthropologue, comme vous le savez ma spécialité était au départ la mécanique des fluides que j’ai étudiée en buvant du whisky dans mon bain. Depuis, j’ai évidemment élargi mon champ d’action et je suis devenu découvreur pluridisciplinaire.
Une fois que nous eûmes commandé des boissons acidulées et trinqué à la bonne fortune du professeur, celui-ci s’étira et commença :
-          Donc, si je comprends bien l’objet de votre étonnement, vous vous demandez comment il se fait que les roses poussent et prospèrent sur le fumier ?
-          Euh, en quelque sorte, oui, répondis-je avec une légère hésitation.
-          Regardez-vous parfois la télévision, par exemple ?
-          Euh, rarement je l’avoue, dis-je quelque peu décontenancé.
-          Vous devriez, mais avec modération. Si vous la regardiez, vous constateriez que partout dans notre vaste monde il y a des godiches, des gugusses, des trous-du-cul, des niais, des pitres, des  zouaves, que sais-je… j’en passe et des pires. Pourtant il y a bien eu des petits génies qui l’ont inventée, cette télévision, si on y réfléchit bien. S’il n’y avait pas eu tout ce terreau de benêts, la télévision aurait peut-être été inventée mais on l’aurait mise à la poubelle. Toutefois, il y avait une clientèle décervelée en grand nombre qu’il fallait alimenter en inepties et autres choses insanes. Voyez le téléphone cellulaire, belle invention, mes direz-vous. Mais allez donc écouter toutes les sottises, toutes les phrases inutiles et sans intérêt qu’il sert à transmettre. C’est donc le prix à payer et plus les habitants d’un pays sont sots et crétins, plus leurs scientifiques sont performants, toujours à la recherche de pièges à gogos pour satisfaire une population d’idiots et d’imbéciles. Voilà donc une première réponse.
-          Certes, j’entends bien, cher ami. Mais qui sont donc ces scientifiques aguerris ? Ils ne sont tout de même pas issus de ce peuple que vous me décrivez comme abruti ?
-          Eh bien si, justement ! Vous me direz que les chiens ne font pas des chats et vous aurez raison. Les lois de la génétique sont dures mais ce sont des lois ! Toutefois, il arrive que certaines plantes, certains individus, par effet de croisement connaissent une vigueur hybride insoupçonnée. C’est ce qu’on nomme l’effet d’hétérosis. Et voilà ce qu’il fallait démontrer. Mais ne rêvez pas, sous la cendre couve toujours le feu, ne la remuez pas, ne soufflez pas dessus car vous vous y brûleriez impitoyablement.
-          Qu’entendez-vous par-là ?
-          Certains de ces fonctionnaires enseignants et chercheurs sont de vrais scientifiques mais la plupart, sous leur vernis universitaire, cachent difficilement leur âpreté au gain, leur couardise et leur goujaterie d’origine. Que voulez-vous, on ne vide pas une fosse à purin sans remuer la merde. Et n’oubliez pas les intérêts économiques – je dis économiques car c’est le terme officiel mais je devrais dire intérêts financiers – car notre polyrecteur est une sorte d’homme-sandwich, le représentant des grandes firmes capitalistes qui, plus ou moins directement, commanditent un certain nombre de projets censés leur apporter un retour sur investissement. Ces universités auront bientôt le même sort que les clubs de football, elles seront à vendre au plus offrant, elles achèteront des nobélisables comme on achète des vedettes et porteront le nom de grandes marques commerciales : imaginez une université Monsanbo ou une Faculté Nutela, cela ne sonnerait-il pas bien ?
Sur ce, il vida son godet cul-sec, me serra la main et s’en alla. Ah, c’est beau la découverte ! Transinistrie à nous deux, m’écriai-je. Et je décidai de prendre quelques vacances bien méritées avant de revenir en Transinistrie.
(extrait des Contes de la Sottise Ordinaire)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire