– Je ne le connais nullement et je ne vois pas sous quel prétexte…
– Comment ! Mais je peux faire savoir à Madame Le Blévec que vous êtes en ville et je suis certain qu’elle sera ravie de pouvoir dire partout qu’un grand expert parisien est venu voir son Leyden. Je peux la contacter.
– Surtout pas, de grâce ! Mon épouse est à l’hôtel et n’est pas très bien en ce moment. Nous n’avons guère la tête à faire des mondanités. Par contre, j’accepterais volontiers une tasse de thé. Surtout si vous avez une histoire à nous raconter.
– Voilà, je suis à vous dans quelques instants, le temps de préparer le thé, dit Marondeau en s’éclipsant.
– Ainsi, vous voudriez vous aussi acheter un tableau, Monsieur Magre ?
– Mes moyens sont bien modestes et je ne peux me permettre de mettre une grande somme dans un tableau. Je suis entré dans le magasin de Monsieur Marondeau un peu comme un curieux, je ne connais rien ni à l’art ni aux antiquités. Raymond m’a pris au mot lorsque je lui ai dit que je suis intéressé par des objets, sinon insolites, du moins ayant une histoire, ayant en quelque sorte une existence propre mais qui serait ignorée…
– Et si Monsieur Marondeau, je l’appelle Raymond moi aussi, vous a pris au mot, que vous a-t-il trouvé ?
– Un couteau, il m’a raconté l’histoire d’un couteau turc. Mais je ne l’ai pas vu, il est caché dans un grenier et…
– Il n’est nullement caché, mon cher, mais je le laisse où il est pour qu’il ne nuise plus à quiconque, intervient Raymond qui arrive avec le plateau du thé. Ce poignard est funeste, qu’il reste où il est !
– Vous m’intriguez, Raymond. Me raconterez-vous un jour cette histoire ? demande Landau.
– Quand vous voudrez, mais aujourd’hui je vous parle d’un tableau qui a eu lui aussi une existence curieuse. Allons, assoyez-vous, je vais vous servir. Prenez du sucre si vous en voulez.
Ils s’installent tous les trois autour de la petite table. Raymond se cale confortablement dans son fauteuil et prend la parole.
– C’est encore une histoire qui remonte à mes débuts dans le métier. à l’époque, la peinture d’Artur Leyden avait une cote fort élevée et il était exclu pour moi d’acheter un tableau de ce peintre qui, de plus, en tant que lambairien, était prisé par-dessus tout dans cette ville. Mais cela ne me gênait guère puisque je n’étais pas marchand de tableaux.
– En effet, même à Paris, il était très recherché, dit Landau. Il a peint des marines splendides et, que je sache, le musée de Saint-Lambaire en possède plus d’une.
– Oui, en effet, ajouta Marondeau. Pour qu’Hervé comprenne, il faut qu’il sache qu’Artur Leyden était né à Saint-Lambaire dans une famille qui avait été fort riche mais dont la fortune était sur le déclin. Le père d’Artur avait eu deux filles d’un premier mariage. Son épouse avait une santé fragile et le laissa veuf alors que les deux filles avaient respectivement treize et onze ans. Il se remaria un ou deux ans après et eut un fils, Artur. Sa seconde épouse mourut en couches et le petit Artur fut élevé par ses sœurs. Le père décéda lui aussi lorsque les deux sœurs avaient déjà vingt ans. Malgré l’argent de l’héritage, les deux sœurs pensèrent qu’elles devaient travailler et elles ouvrirent un magasin de mercerie-bonneterie. Rapidement, ce magasin était devenu le salon où se rencontraient toutes les dames de la bonne société de Saint-Lambaire. Les deux sœurs eurent donc l’idée d’agrandir leur magasin et d’ouvrir en même temps un salon de thé. L’affaire marchait bien et les deux sœurs purent payer de bonnes études à Artur qui apprit la peinture à l’école des Beaux-arts.
– Avec un de mes illustres prédécesseurs, le grand Rattier, coupe Landau.
– Il avait été à bonne école et il était doué. Mais il était aussi assez taciturne et il partait souvent se promener seul le long de la côte avec son carnet de croquis et son petit siège pliant. Il ne peignait que dans son atelier, bien sûr. Il y a certainement encore des anciens qui se souviennent de lui, sa silhouette mince avec un style à la Sherlock Holmes, le couvre-chef en moins. Moi-même, étant gamin, je me souviens l’avoir vu passer avec une sorte de Macfarlane, une cape de toile verte. Il eut assez vite un succès ici même et il fit des salons à Paris, des expositions à l’étranger. Mais il ne peignait que des marines, avec des ciels splendides, une mer avec des couleurs saisissantes. Vous avez pu en juger l’autre jour, mon cher Hervé.
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