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jeudi 4 février 2021

Dernier tableau (14)

 

Ils arrivent devant un bel hôtel particulier et entrent par la porte cochère ouverte. André se gare, un homme qui semble être un domestique de la maison s’approche.

 

– Vous ne devriez pas laisser votre véhicule ici, Madame ne sera pas contente, dit ce dernier.

– Nous livrons un tableau de maître et Madame Le Blévec nous attend, faites-lui savoir que nous sommes là, répond André avec assurance.

– Bien, bien, ce que j’en dis, moi, c’est pour vous… Et il entre dans la maison d’où ressort Madame Le Blévec.

– Ah vous voilà, suivez-moi. Mais au fait, vous amenez mon tableau ? dit-elle brusquement.

– Oui, Madame, nous allons le sortir de la voiture, répond André.

– Vous ne venez pas voir avant et décrocher l’autre d’abord ?

– Non, Madame, le tableau est très bien emballé et nous le poserons au sol le temps de décrocher l’autre.

– Bien, alors suivez-moi.

 

Ils montent un large escalier, arrivent dans un salon joliment meublé en ancien mais dont les murs sont affligés de peintures médiocres, hideuses même. Elle leur désigne un tableau représentant un portrait. Le peintre n’était peut-être pas un génie, se dit Hervé, mais son modèle n’était certainement pas plus génial. Un idiot peint par un crétin, l’encadreur a eu du mérite… Ils décrochent cette croûte du mur.

 

– Où voulez-vous que nous la mettions ? demande André à Madame Le Blévec.

– Suivez-moi, je veux qu’elle aille tout de suite au grenier. Emballez-la sommairement, que je ne voie plus cette tête…

 

Ils emballent le tableau et montent trois étages jusqu’aux combles. En voyant le grenier, Hervé se dit qu’il passerait bien un peu de temps à le fouiller, mais ils ne sont pas là pour s’amuser et il le sait bien, hélas !

Ils redescendent et une femme de ménage est déjà en train d’épousseter le mur où il reste une trace plus claire, dernier souvenir du portrait parti pour un exil prolongé.

 

– Suspendez-le au même crochet, que je voie ce que cela donne, dit Madame Le Blévec.

– Un instant, le temps de le déballer. Aide-moi, Hervé, dit André.

 

Ils déballent le tableau et le suspendent. Madame Le Blévec regarde soigneusement, et leur demande de lever légèrement le tableau pour voir ce que cela donne. Puis de le baisser un peu. La seule chose dont elle soit sûre, c’est de l’alignement vertical, il faut qu’il soit le même que pour l’autre tableau. Ils remontent encore le tableau, non pas si haut, on va voir la tache claire de l’ancien, puis quand même un peu plus haut… Finalement, elle se décide et André met un très léger repère au crayon. Accompagné d’Hervé, il part chercher des outils. Ils remontent équipés d’une perceuse, d’une caisse à outils et d’un petit escabeau. André commence par mesurer, plomber, tracer, puis il se fait donner la perceuse qu’il équipe d’une mèche ad hoc. Ensuite il crée un petit cône de papier fort qu’il met au bout de la mèche et, une fois monté sur l’escabeau, il fore un trou dans le mur. Sa manière de faire tient à la fois du métier de chirurgien qui se fait apprêter ses instruments et à la fois de la maîtrise du chef d’orchestre, jusque dans le geste magistral d’appuyer la mèche sur le mur. Tenant son cône de papier, il retire la mèche du mur puis il fait doucement glisser vers l’avant le cône de papier dont il vide les excréments graveleux dans la caisse de la perceuse. Et tout cela sous l’œil protubérant de Madame, plantée au milieu du salon comme une mère qui, au bal, surveillerait sa fille frôlée de près par un audacieux greluchon. Mais André n’en a cure, il pose ses outils, écarte les caisses, se saisit d’une cheville en nylon, d’un piton galvanisé et d’une pince. Solennel, il sort, d’une élégante torsion de poignet, l’antique piton qui bénéficie enfin d’une remise de peine après avoir pendant tant d’années tenu en l’air un idiot congénital. Ensuite, il extrait la cheville et rebouche le trou béant d’un coup de spatule. Il enfonce, d’un geste presque sensuel, la cheville synthétique dans laquelle il visse, comme en apothéose, le piton neuf qui recevra le chef-d’œuvre qu’ils exhibent et suspendent. Dernière touche, André prend du recul puis revient vers le tableau, il le repositionne, un peu à gauche, un peu à droite.

 

– Un peu plus à gauche, dit Madame Le Blévec.

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