– Il voudrait me faire passer pour un mythomane, conclut Raymond qui verse en souriant le thé dans les tasses. Mais j’ai encore des flèches à mon arc et vous verrez qu’il me demandera pardon à genoux dès que j’aurai terminé mon histoire.
– Je suis expert auprès des tribunaux, mon cher Raymond. Et avez-vous déjà vu un expert faire amende honorable même lorsqu’il fait une erreur manifeste ? Ne me sous-estimez pas.
– Vous avez raison, à chacun son métier et vous vous mettrez bientôt à faire des ménages. Au moins vous mériterez votre rémunération, si mal que vous puissiez tenir le balai…
– La suite, la suite, mon cher Raymond, arrêtons de nous envoyer des fleurs empoisonnées alors que nous en savons encore si peu sur ce tableau, enfin sur son histoire dirais-je plutôt.
– Voilà qui est raisonnable, dit Marondeau avant de prendre une gorgée de thé. La récréation est terminée. Suite de la leçon, soyez sages mes enfants. Donc, ce petit tableau est maintenant accroché dans mon magasin. Et, bizarrement, il ne passionne pas les foules. Pourtant, il y a toujours des amateurs de peinture qui passent chez moi. Je leur montre ce petit paysage mais nul ne s’y intéresse. Un jour, je vois entrer un petit homme d’une quarantaine d’années, du style représentant de commerce, pas du tout le genre de ma clientèle. Le petit représentant, aussi hardi que timide, portant le costume comme un sac et totalement ignorant du monde des antiquités. Il venait de conclure un marché intéressant et voulait acheter quelque chose dont lui et sa femme pourraient s’enorgueillir dans leur pavillon à Fougères. Il regardait systématiquement les étiquettes avec les prix avant même de regarder les objets ou les meubles et je compris que, malgré la bonne affaire qu’il venait de conclure, ce que j’avais en magasin était au-dessus de ses moyens. Il me faisait un peu pitié, il était aimable et gentil. Et, d’un coup, il s’arrête devant le petit tableau. Je ne vous l’ai pas dit, mais avec son cadre, cette toile fait environ quarante centimètres de haut et soixante de large. Il me signale que le prix n’est pas affiché et, sur une impulsion, je lui en indique un. Je le vois hésiter, il regarde d’un côté, de l’autre, il penche la tête à gauche puis à droite. Il me demande si c’est un tableau de maître et je lui réponds qu’à ce prix il ne risque pas de trouver un tableau de maître mais qu’il s’agit bien d’un tableau original et non d’une reproduction et qu’il faudrait faire quelques recherches pour connaître le peintre.
– Mais quel prix avez-vous demandé ? demande Hervé.
– Disons dans les cinq mille francs, cinq-cents mille francs anciens si vous voulez. Cela faisait une somme tout de même, dans les années soixante. Il m’a demandé si j’accepterais un paiement en deux chèques, par moitié. L’un à encaisser en fin de mois et l’autre à la fin du mois suivant. Avais-je pitié ou envie de lui faire plaisir ? Voulais-je me défaire d’un objet qui avait trop trainé chez moi ? Toujours est-il que j’acceptai, le bonhomme me paraissait honnête. Il me fit deux chèques et emporta le tableau. Le temps passa, je déposai comme convenu le premier chèque qui fut honoré. Trois semaines plus tard, j’ai un coup de téléphone de mon représentant. Il me demande de retarder d’un mois de plus le dépôt du second chèque, il a eu quelques difficultés mais cela va s’arranger, dit-il. Je ne pouvais qu’accepter, il était inutile de faire protester le chèque. J’attends encore un mois et mon homme me rappelle. Il me demande si je pourrais lui reprendre le tableau. Il avait, me dit-il, compté sur la conclusion de son marché mais l’affaire a malencontreusement capoté et il se trouve dans la gêne au point qu’il désirerait rendre le tableau en échange de l’argent qu’il a déjà versé, éventuellement réduit d’un pourcentage. Là, je vois rouge. Rappelons-nous que j’étais jeune à l’époque, que mes affaires démarraient et que je ne pouvais pas me permettre trop de fantaisies. Je lui dis qu’il avait acheté ce tableau, qu’il m’a donné un chèque et que ce chèque doit être honoré. Je lui donne encore un mois avant de le déposer. Cela ne m’a fait aucun plaisir, mais que pouvais-je faire d’autre ?
– Et alors, le mois suivant ? demande Landau.
– Je n’eus aucune nouvelle du bonhomme et je déposai le chèque qui, à ma grande satisfaction, fut honoré. Mon représentant était maintenant propriétaire de son tableau. Ce que j’ignorais, c’est que la banque avait payé le chèque en mettant son client à découvert. Et si je n’avais pas eu de nouvelles du bonhomme, c’est parce qu’il s’était tué dans un accident de voiture non loin de Saint-Lambaire. J’ai aussi fini par savoir que le tableau était dans sa voiture au moment de l’accident. Tout porte à croire qu’il venait tenter une ultime démarche auprès de moi et ce, le jour même où j’ai déposé le chèque. Le tableau était fort bien emballé puisqu’il ne subit aucun dégât. La veuve me téléphona à son tour pour me supplier de reprendre le tableau, le compte commun était à découvert et elle se trouvait totalement démunie, me dit-elle. Elle était éplorée, je ne pus refuser de lui rendre ce service et le lendemain, le tableau était de retour dans mon magasin.
(à suivre...)
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