– Oui, ce tableau m’a beaucoup plu, mais je ne suis pas un connaisseur, répond Hervé. Il ne peignait donc que des marines ?
– à ma connaissance, oui, dit Landau en posant sa tasse de thé.
– Eh bien, je suis peut-être le seul ou en tout cas un des rares qui puisse dire avoir vu un paysage peint par lui. Un très beau petit tableau que j’ai eu entre les mains lors de mes débuts dans le métier d’antiquaire. J’avais été appelé par des héritiers qui voulaient vendre des meubles et des bibelots dans le cadre de leur succession. C’était dans un petit château dans la campagne à trente ou quarante kilomètres d’ici. Il y avait de très beaux meubles, et je fis une offre que les héritiers acceptèrent sous condition que je fasse une offre complémentaire pour les bibelots et les tableaux. J’achetai donc tout un lot comprenant un petit tableau qui m’avait intrigué car il était assez beau, à mon goût, mais absolument pas mis en valeur, étant accroché dans une bizarre pièce aveugle, simplement meublée d’une petite table, d’une chaise et d’un fauteuil. C’était pourtant la seule peinture qui me plaisait dans cette maison. Lorsque je rentrai mon lot, je mis ce tableau à part et le laissai quelque temps dans mon arrière magasin sans m’en préoccuper. Je vendis assez vite les autres tableaux et bien des mois après, je repris en main celui-là. La signature n’était pas facile à déchiffrer et je connaissais peu la peinture. Je le reposai là où je l’avais trouvé en pensant que je le ferais voir à un amateur d’art de mes connaissances. Nous ne nous connaissions pas encore, à l’époque, mon cher Landau, sinon qui sait… toujours est-il que le tableau était, en quelque sorte, en quarantaine. Et un jour, je le repris une fois de plus et décidai de l’accrocher dans mon magasin. Ce tableau me semblait avoir été abandonné pendant trop de temps, il fallait faire quelque chose pour lui.
– Objets inanimés…, coupe Hervé.
– Avec ou sans âme, un objet nait un jour, vit et meurt. Il ne tient qu’à nous de les laisser exister, reprit Raymond. Voyez ce couteau dont je vous ai entretenu l’autre jour. Je l’ai délibérément sorti du circuit, on peut emprisonner un objet comme tout être vivant. Notez bien que ce petit tableau était déjà en exil dans cette maison de campagne. Une maison un peu au bout de nulle part et, là, ce tableau est dans la pièce la plus sombre et la plus désolée. Il arrive chez moi et je le délaisse ainsi durant des mois. Je ne suis pas collectionneur, je suis un commerçant. J’aime les jolis objets, les beaux meubles mais je ne cherche pas à amasser. Un tableau de qualité doit vivre dans un cadre qui lui convient et être regardé par des personnes qui l’apprécient. Enfin, je prends ce petit tableau et je le suspends dans mon magasin. J’ignore qui l’a peint et je ne connais pas sa valeur réelle donc je ne colle aucune étiquette qui en indiquerait le prix. Toujours est-il que, même si mon magasin était un peu sombre, il est plus en valeur chez moi que chez son propriétaire précédent. Et je me mets à avoir une certaine affection pour lui, je prends plaisir à le regarder, à l’épousseter. Mais si, jusqu’à présent, je vous ai parlé de l’objet, si je vous ai seulement dit qu’il représentait un paysage, je n’ai encore rien dit du sujet…
– Mais l’avez-vous ici ? Ne pouvez-vous pas nous le montrer ? coupe Hervé.
– Te te te, répond Marondeau, même si ce tableau était ici, je ne vous le montrerais pas encore. Attendez donc la fin de mon histoire pour savoir ce qu’il est devenu. Qui sait si vous aurez encore envie de le voir après avoir tout entendu à son sujet… bon, je m’amuse un peu et je fais durer le suspense mais laissez-moi ce plaisir. Pour une fois que j’ai des auditeurs de qualité, j’en profite, mon cher. Et, pour un vieil homme comme moi, c’est un peu ma vie que je raconte en parlant de ces objets.
– Pardonnez-moi, mais reconnaissez que vous vous y entendez pour nous tenir en haleine, reprend Hervé.
– Je vous pardonne, je vous pardonne, répond Marondeau avec un sourire. Et reprenez donc un peu de thé. Je vais tenter de vous décrire cette peinture. J’aime beaucoup le ciel, il est tourmenté, gris mais avec quelques trouées de bleu. Et, sous ce ciel de grisaille et d’espérance, une fermette, pauvre petite chaumière au bord d’un étang. Un étang ? Non, une mare, une mare toutefois plus vaste que les simples mares de cour de ferme. Et puis, il n’y a pas de cour de ferme, juste un devant de porte agrémenté d’un banc et peut-être traversé ça et là par l’une ou l’autre volaille. Le paysage est de bocage, plus boisé autour de la maison et de la pièce d’eau et plus en prairies sur le côté gauche du tableau. Et, pour arriver à cet endroit charmant et mélancolique, un chemin empierré et légèrement sinueux qui donne de la profondeur à l’ensemble. Aucune couleur intense, les rouges, sanguins ou lie-de-vin, sont atténués et les verts des feuilles et des herbes tirent sur le vert-de-gris. Pas de jaunes mais des ocres clairs. Seul le bleu de deux taches dans le ciel donne une lueur. Et tout en bas, à droite, une petite signature et le millésime, cinquante-trois.
(à suivre...)
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