Ils partent donc à pied jusqu’au restaurant, Sara est d’une gaîté qui semble à Hervé assez surfaite et il comprend en partie la raison de son amusement en voyant l’enseigne du restaurant qui s’appelle simplement « Au Jardin des Muses ». Ils entrent et s’installent à une table agréablement placée près de la fenêtre donnant sur le jardin. Hervé veut rester sobre et commande une viande grillée avec une salade alors que Sara n’en finit pas de tergiverser, prenant une salade landaise suivie d’une bavette à l’échalote largement pourvue de frites. Hervé se contente d’un petit bout de fromage mais il voit que Sara attaque de larges morceaux de Cantal, de chèvre et autres Salers sur de bonnes tranches de pain. Il finit sur un sorbet au citron, Sara par un généreux Triomphe à la chantilly. Il avait commandé, pour arroser cela, un Médoc fort agréable mais comprend que le dessert nécessite un vin blanc, un Pacherenc, pour faire passer tout cela. Il se rend compte aussi qu’il fait à lui tout seul les frais de la conversation, Sara étant fort occupée par l’absorption des mets commandés. La deuxième bouteille mise à mal, il commande un café pour Sara qui semble repue et joyeuse.
– Venir à pied n’était rien, mais c’est le retour qui sera plus difficile, déclare-t-elle.
– Je vous soutiendrai si c’est nécessaire.
– J’espère ne jamais oublier le verger de vos muses, Hervé, dit-elle en pouffant.
– C’était un jardin, ne vous moquez pas de moi, j’ai confondu.
– Ah, si les « confondent » maintenant, dit-elle en sortant et en s’accrochant à son bras.
Hervé ne comprend pas les allusions et continue à parler de tout comme de rien. Le temps est beau et la lune éclaire généreusement les rues. Ils mettent plus de temps pour revenir qu’à l’aller. En passant devant une porte cochère, Sara se tourne vers lui et le regarde en souriant. Ils s’embrassent, se réfugiant dans l’ombre de la porte cochère.
– C’est comme si j’avais trente ans de moins, dit Sara. Merci le Pacherenc…
– Il y a trente ans, tu ne passais tout de même pas la nuit sous une porte cochère ? demande-t-il, pragmatique.
– Ah ! Vous les hommes, vous êtes toujours pressés de passer à l’action. Allons, reconduis-moi à la maison en tout bien tout honneur. Et pas trop d’effusions devant ma porte, j’ai une réputation à sauvegarder dans le quartier
Ils repartent en riant et, arrivée devant chez elle, Sara lui fait un baiser furtif sur la joue.
– Bon retour et merci pour le restau, dit-elle. On s’appelle lundi ou mardi…
– Bonne nuit, j’attendrai ton appel, répond-il.
– Bien, tu peux y compter. Bon retour.
La vie est étrange et les femmes sont bizarres, se dit-il en la voyant entrer chez elle. Il repart lentement et remonte le boulevard sans se presser. Il a passé une excellente soirée et il croyait pouvoir conclure alors que la belle l’a laissé sur le pas de la porte. Qu’importe, le temps est doux pour la saison et la marche à pied calme ses ardeurs.
*
Revenu chez lui, il hésite à se coucher. Il a un léger mal de tête et prend une aspirine. Puis il se met devant son tableau, son nouveau tableau, le regardant jusqu’à s’y perdre. Ce portrait en pied est presqu’uniquement en noir et blanc. Dans sa robe d’organdi, la jeune fille aurait l’air d’une future épousée si elle n’avait un sourire d’une infinie tristesse. Comme ces fiancées dont le promis est parti sans retour à la guerre. Et les deux mains croisées sur le bas du ventre qui semblent soutenir... Hervé sursaute, cela lui parait évident maintenant. Ce teint, cette attitude, ces mains qui paraissent vouloir soutenir le ventre, la jeune fille est enceinte, bien sûr. Était enceinte, rajoute-t-il en lui-même. Est-ce la jeune fille qui est morte noyée dans l’étang du Bussiau ? Et pourquoi Leyden a-t-il fait son portrait ?
Il se décide à aller dormir. Une fois couché, il a pourtant du mal à trouver le sommeil, il pense à Sara, il pense à ce qu’il appelle maintenant « le mystère Leyden ». Tout cela tourne et retourne dans sa tête. Sa nuit sera agitée.
(à suivre...)
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