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dimanche 21 novembre 2021

Contes et histoires de Pépé J II (10) Jean Amadou

 Oreilles attentives de Guyenne et Gascogne, bonjour. Que l’on parle de littérature ou de politique, il est toujours bon de se reporter vers nos glorieux ancêtres dont nous n’avons pas toujours pu écouter les judicieuses leçons. Je vais donc maintenant citer Jean Amadou qui, sans se considérer comme un littéraire ou un politique, se qualifiait plutôt d’amuseur. C’est lui qui, dans une surprenante analyse sur le travail en France, avait dit que dans notre pays quelqu’un qui cherchait un emploi ne cherchait pas forcément du travail.

Donc, il a publié en 1978 un livre intitulé « Il était une mauvaise foi » dans lequel il fait une intéressante autopsie de la technocratie européenne. J’ai bien dit autopsie car cette engeance est toujours cliniquement vivante. J’en cite un extrait :

« Quelques vieux humanistes, derniers représentants de la race qui domina le monde, du Congrès de Vienne à la guerre de 40, imaginèrent l’Europe, dans les années 50. Puis, ils confièrent aux technocrates le soin de l’élaborer. Vingt ans leur ont suffi pour la rater. Et, en vingt ans, ces messieurs n’ont réussi qu’à arrêter régulièrement la pendule de Bruxelles – comment n’est-elle pas encore détraquée ? On se le demande. Les aiguilles bloquées sur minuit, alors que dehors il fait grand jour, les rassurent. Ils s’imaginent avoir arrêté le temps et se prennent pour Josué. Quand ils sortent, les traits tirés, les yeux cernés, c’est pour annoncer devant les caméras de télévision, aux peuples enthousiastes, que la planification du radis est résolue. Le vieux rêve de Schuman, de Monnet, de De Gasperi s’achève en marchandage de fruits et légumes. On part pour les États-Unis d’Europe ; on finit sur le carreau des Halles.

Une des séances les plus amusantes eut lieu lorsque les Émirs dispensateurs de pétrole punirent la Hollande, coupable de soutenir Israël. Les Hollandais se tournèrent vers leurs huit associés et leur parlèrent d’un sentiment tout à fait inconnu : la solidarité.

On vit alors les huit autres, habitués à parler monnaie ou pommes de terre, anxieux et déconcertés. Ce que les Hollandais ramenaient là, sur le tapis vert, n’était pas tangible. On ne pouvait ni l’additionner, ni le répartir, ni même arriver à un compromis, le propre même d’un sentiment étant d’être éprouvé, et non pas d’être divisé.

-Messieurs, déclara le Président de séance, nous avons à parler de la solidarité. Qui veut prendre la parole ?

Il y eut un très long moment de silence. L’un des représentants demanda timidement, par la force de l’habitude :

- Si je donne un peu de solidarité, qu’est-ce que je recevrai à la place ?

- Rien, répondit le Président.

Les technocrates de Bruxelles sont des gens réalistes et habiles, accoutumés à établir des prévisions à long terme, ils savent qu’on peut céder sur la carotte si on se rattrape sur le chou-fleur. Ils ont travaillé sur l’Europe agricole, peiné sur l’Europe monétaire, transpiré sur l’Europe de l’atome. Ils calculent de tête, sans effort apparent, combien font en florins 121 marks plus 285 lires, moins 74 francs. Mais devant la solidarité, ils se trouvaient tout bêtes, comme un ordinateur dont on attendrait une déclaration d’amour.

Quant au délégué hollandais, il faisait figure d’accusé. On semblait lui dire : « C’est à cause de vous qu’on est là, obligés de discuter de problèmes qui nous dépassent ! »

Quelle mouche les avait donc piqués, ces Hollandais, de faire de l’idéalisme et non de la politique  comme tout le monde ? Avec leur solidarité au milieu de la table, les technocrates se sentaient embarrassés et confus. Le Hollandais, lui, était conscient d’avoir commis une faute de goût. Il baissait la tête. Il avait trahi ses frères… »

On voit par-là que, depuis le temps, l’Europe a beaucoup évolué…



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