Ne croyez pas cela. Quoi qu’il en soit, vous aurez déjà compris que Liberté n’était pas pour moi, j’aurais dû avoir au moins une licence de quelque chose et être appointé ici ou là. Être simplement un prolo, cela va deux minutes, mais un vrai prolo cela pue de la gueule et cela risque d’écrire des choses dérangeantes. Alors, j’ai continué mon errance et ma galère jusqu’à ce que je tombe sur le Courrier d’Émeraude. Cette feuille de chou avait été créée par un politicien un peu poujadiste, plutôt à droite, mais avec pour objectif de dire du mal de tout le monde, de critiquer tout le monde et partout. Il a trouvé son lectorat, puis peu à peu est devenu un journal vraiment local, plus détendu, avec une info souvent différente des journaux régionaux, spécialisés dans l’information calibrée, aseptisée et régionalisée dans le plus triste sens du terme. Le Courrier n’est pas un grand journal mais c’est un journal qui sait parfois déranger et surprendre. J’y suis bien, je suis mal payé, ma retraite sera minable mais je n’ai pas honte de ce que j’écris. C’est tout. Je me suis fait piétiner par ceux qui étaient censés être de mon côté mais je suis resté sincère envers moi-même comme envers les autres. Je n’aurai fait que de petites choses mais je les aurai faites proprement. Alors à vous de voir.
– Je suis peut-être bon public, mais votre histoire me touche, nos parcours sont certes bien différents mais nous nous retrouvons quelque part, ne serait-ce qu’ici autour de cette table…
– Et un des rares avantages du métier, c’est d’une part que je connais le seul restau de la ville qui ait un menu à un prix raisonnable le dimanche midi et que d’autre part je peux faire passer ma royale invitation en note de frais au journal.
– J’espère bien, répond Hervé qui se ressert une large part de crudités et un bon morceau de pain.
– Je vous signale que les crudités sont « maison » et non pas sorties d’une maxi-boite de chez Termo… Vous avez vu la serveuse ? dit Tucaume en baissant le ton.
– Oui, elle est très mignonne cette blondinette, répond Hervé.
– Eh bien, je vous déconseille de lui toucher les fesses. J’ai vu un gars qui a cru bon de s’y amuser, la serveuse ne s’est pas choquée pour autant mais la patronne, enfin la cuisinière, l’a vu. Elle est arrivée, a chopé le mec par le colback et l’a collé contre le mur. Le gus n’en menait pas large. Vous avez vu les épaules de la serveuse ? Elle a la taille fluette et les jambes minces mais c’est une sportive. Et Mady, la patronne, c’est un camionneur. C’est des gouines ces deux gonzesses, mais attention à elles, ça ne rigole pas sur le sujet. Par contre, ici on mange parfait. Ah ! Ce n’est pas du trois étoiles au Michelin, c’est mieux : c’est de la cuisine faite en cuisine avec des légumes, des viandes et tout ce qu’il faut. Bon, je digresse, le bordeaux me rend un peu trop lyrique, je devrais me concentrer sur mon sujet : le rombier qui est en train de se régaler au compte du Courrier, vous !
– C’est vrai, je trouve que vous vous laissez un peu aller alors que je suis prêt à causer dans votre micro, cher monsieur !
Ils éclatent de rire et Tucaume ressert une rasade de bordeaux dans les verres.
– Bon, il faut que je me calme, en moins de deux minutes j’ai eu le temps de vilipender quelques millions de personnes et de faire dans la discrimination sexuelle. Vous allez avoir une assez piètre opinion de moi.
– Disons qu’avant de vous entendre, j’avais un préjugé défavorable envers les journalistes et les journaux de province et que maintenant ce préjugé s’est fortement atténué.
– Quelle était donc votre opinion sur les journalistes des journaux régionaux ?
– Disons que je les prenais pour des « couyemols » juste capables de passer la brosse à reluire…
– Mais ce n’est pas un préjugé, cher monsieur, c’est la vérité toute nue ! Je suis cette exception dont tant de gens parlent, l’exception qui confirme la règle ! Les journaux régionaux sont aux ordres et leurs journalistes ont raison quand ils se targuent de ne recevoir aucun ordre. Ils sucent la bite des potentats locaux sans que ceux-ci le leur demandent. Ils anticipent, prévenir vaut mieux que guérir !
– Je croyais vous avoir entendu dire : « il faut que je me calme » ?
– Oh oui, mais vous m’avez entraîné sur un terrain glissant et j’ai encore dérapé. Revenons donc à nos moutons, c’est moi qui pose les questions maintenant. Nom, prénom, âge et profession ? Et qu’ça saute !
– Magre, Hervé, soixante et un an, retraité.
(à suivre...)
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