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jeudi 18 novembre 2021

Dernier tableau (51)

En banlieue ?

– Un peu plus loin que la banlieue proprement dite, Surmilliers si cela vous dit quelque chose.

– Je vois, j’avais une copine dans ce coin-là, j’y allais régulièrement. Mais je ne vous parle pas d’hier, c’était au début des années soixante-dix. Donc vous êtes commerçant à la retraite ?

– Je préfère que vous disiez artisan.

– Bien, artisan à la retraite. Et vous habitez où maintenant ?

– Saint-Lambaire, extra-muros. Je me suis rapproché de la mer, j’aime marcher et j’aime l’air salin.

– Vous êtes donc venu prendre votre retraite ici. Vous connaissiez Artur Leyden ?

– Pas du tout, mais j’ai eu l’occasion d’en entendre parler et ce matin en lisant un journal local, pas le vôtre je suis désolé, je suis tombé sur un entrefilet qui annonçait cette cérémonie.

– Et qu’est ce qui vous motivait pour assister à cette inauguration ? Le whisky ou les cacahuètes ?

– Les deux, mon général, répond Hervé qui commence à se détendre.


Les entrées arrivent avec la carafe d’eau. Hervé s’en sert un grand verre qu’il avale d’un trait et ils attaquent les crudités. La serveuse ramène ensuite la bouteille de bordeaux et sert les deux hommes. Tucaume lève son verre.


à la vôtre !

– Merci, répond Hervé en levant aussi son verre. à votre santé !

– Donc, vous étiez bassement motivé par la boisson et les croquettes pour singe. Et vous ne vous intéressiez pas à Artur Leyden. Et je vais vous croire, bien sûr. Quand je suis arrivé, vous parliez avec la Viquerosse et après avoir bavardé avec moi, vous avez encore discuté avec un couple. Ne croyez pas que je ne vous aie pas vu, je suis journaliste, non pas un viédaze bayant aux coquecigrues…

– Bien, dit Hervé en prenant une tranche de pain. En tout cas, j’avais grand faim et votre invitation est tombée fort à propos.

– Et vous êtes tout disposé à éviter de donner des réponses à mes questions. Je pourrais vous dire que j’ai une grande habitude de la langue de bois mais je ne vous le dirai pas. Puisque vous aimez vous faire prier, je vais vous raconter pourquoi, moi, j’assistais à cette inauguration. Bien entendu, c’est mon métier que d’en être, que de suivre tous ces évènements sans grand intérêt, c’est mon métier de faire, avec bien peu de viande, beaucoup de bouillon. Je suis tombé dans ce petit journal, comme je l’ai dit, il y a trente ans, après bien des années de galère. La place n’est pas extraordinaire, mais au moins je fais le métier que je voulais faire, même si je ne suis ni un grand reporter ni un chroniqueur célèbre. Je suis tout en bas de l’échelle, mais je suis sur mon échelle. Mon verre est petit, mais je bois dans mon verre. J’ai passé le bac en 1972 et j’ai fait une sorte de formation au métier de journaliste. J’ai zoné un peu partout, j’ai fait des reportages dans des usines en grève, chez des producteurs de lait, dans des communautés des Cévennes ou de banlieue parisienne. Puis il y a eu la période Liberté. Avec une figure de proue comme Tayeur, ce nouveau quotidien devait parler des gens, de la base, de la vérité du travail et de la production. Il nous semblait qu’un vent inédit se levait, qu’un vrai journal du peuple était en train d’apparaître. L’équipe du nouveau journal allait recruter des gens à la base, l’info allait enfin être vraie. Eh bien vite cela a été la déception. Ils ont fait travailler ces gens qui allaient devenir les futurs bourgeois de gauche, des gens qui écrivaient dans Liberté et qui avaient en même temps un poste dans la fonction publique, des gens qui habitaient l’étroit village parisien et qui allaient faire de Liberté un canard illisible pour les gens du peuple, qui ont fait de Liberté le journal de la bourgeoisie socialement bien-pensante, le journal de la collaboration avec les puissances d’argent, le journal de la nouvelle classe dominante.

– Ce n’est pas le seul journal qui collabore avec les puissances d’argent, intervient Hervé.

– Mais si, les autres sont les émanations des puissances d’argent. Alors que Liberté est le journal qui se pense être la voix de la gauche et qui est en réalité la voix des nouveaux capitalistes, à savoir tous ces épargnants prébendés par le code du travail ou par les titres divers de la fonction publique. Tous ces gens qui se disent travailleurs et qui sont tout le contraire. Tous ces gens qui donnent des leçons de civisme et d’écologie à ceux qui se traînent dans la misère. Ce sont les nouveaux collabos et Liberté est leur Je suis partout.

– Là, vous y allez fort !

(à suivre...)


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