Que faisiez-vous ce jour à onze heures trente au douze de la rue Camériau ?
– Je me disais à part moi qu’il y aurait bien une poire pour me payer à bouffer après les cacahuètes.
– Nous savons que vous lisez l’infâme presse régionale puisque vous y avez puisé l’information qu’une inauguration allait avoir lieu à cet endroit. Quelle douteuse arrière-pensée, autre que celle de cueillir une poire, vous a poussé à y assister ?
– Je suis un arrière petit cousin du concierge d’Artur Leyden.
– à d’autres. Voilà le canard à l’orange, fini de rigoler ou je vous braque la lampe de bureau sur les yeux. Servez-vous et répondez à mes questions. Quels sont vos rapports avec Artur Leyden ?
– Je n’ai aucun rapport avec ce monsieur, répond Hervé en se servant.
– Et comment connaissez-vous Madame Secondat, née Viquerosse ?
– C’est la première fois que je la rencontrais et c’est elle qui est venue me parler…
– C’est d’autant plus suspect. Madame Secondat, du temps qu’elle était encore Antonia Viquerosse, s’est imposée comme la gardienne de tout ce qui touchait à Artur Leyden. C’est a priori une idée sympathique, mais à mon avis elle en faisait trop. Effectivement, depuis qu’elle est mariée, on la voit beaucoup moins. Ah ce brave homme qu’Amédée Secondat. Excellent pâtissier et poète médiocre, il se disait descendant de Montesquieu. Et un de ses plus grands mérites aura été, non pas de terrasser, mais d’adoucir le cerbère qui veillait sur Leyden. Grâces lui soient rendues pour ce bienfait, dit Tucaume en levant son verre.
– Grâces lui soient donc rendues, autant donc pour ce bienfait que pour sa pâtisserie ! renchérit Hervé en levant à son tour son verre. Ce canard est excellent et pour vous prouver ma reconnaissance, je vais vous raconter mon histoire. Vous n’allez pas être déçu ! Vous en ferez ce que vous voudrez, mais il y a un certain nombre de choses que je préfèrerais ne pas voir étalées pas dans un article, vous allez assez vite comprendre pourquoi. Première chose : je possède un tableau d’Artur Leyden. Voilà déjà un motif pour avoir envie d’assister à cette inauguration.
– Vous possédez un tableau d’Artur Leyden ? Là, bravo ! Mais il y a longtemps que vous l’avez ? Vous en avez hérité ?
– Il n’y a pas longtemps que je l’ai, je n’en ai pas hérité et, bien que je n’aie pas les moyens de me payer un tableau de Leyden, j’en suis propriétaire.
– Vous l’avez volé à quelqu’un qui n’a pas porté plainte, je ne vois pas d’autre possibilité.
– Je ne l’ai pas volé, j’en suis légalement propriétaire.
– On vous l’a donné alors ?
– Pas vraiment…
– Attendez, est-ce que ce filou de Marondeau serait dans l’affaire ?
– Marondeau, l’antiquaire ? Il n’est pas marchand de tableau que je sache !
– Attention, attention, je vous l’ai dit, je suis journaliste, je sais des choses. Par exemple, c’est Marondeau qui a vendu un tableau à la mère Blévec, celui dont ils ont parlé tout à l’heure. C’est elle-même qui me l’a dit, intervient Tucaume.
– Bien vu, mais laissons Marondeau tranquille même si c’est bien par lui que j’ai eu ce tableau, sans filouterie aucune.
– C’est une vieille tante mais pas un filou, d’accord !
– Vous avez toujours un mot gentil pour tout le monde à ce que je vois.
– Excusez-moi si je vous ai choqué, l’apéro et puis le bordeaux, la convivialité… Vous n’en êtes tout de même pas ?
– De quoi ? De la pédale ? Non, je vous rassure, mes mœurs sont, si je puis dire, orthodoxes.
– Vous êtes marié ?
– Non, je vis seul. Et vous ?
– Oui, je suis marié. Ma femme est cuisinière dans une clinique privée, la clinique de la Dure et elle travaille aujourd’hui. De nos jours, une cuisinière dans ces établissements, c’est quelqu’un qui distribue la bouffe de la Sapexta comme le paysan donne des granulés à ses poules. Tout est livré, emballé et il n’y a plus qu’à réchauffer le bon ensilage ! Heureusement pour moi, quand elle est à la maison, elle se défoule en faisant de la vraie cuisine et la chance de sa vie c’est d’avoir un mari aussi gourmand que gourmet, moi-même, Fred Tucaume en personne, dit-il en se tapant la poitrine de la main droite.
– Je vous félicite. Je lèverais bien mon verre, mais il est désespérément vide…
(à suivre...)
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