Oreilles attentives de Guyenne et Gascogne, bonjour. Au cas où certains d’entre vous ne seraient pas au courant, je leur fais savoir qu’une élection présidentielle aura lieu les 10 et 24 avril de cette année. Un bon nombre de candidats se sont déjà déclarés et ont commencé la course aux parrainages. Cette quantité n’est certes pas un gage de qualité mais on a bien vu, il y a cinq ans, qu’au second tour la qualité n’était pas plus au rendez-vous.
Pour éclairer votre conscience d’électeurs, je vais vous citer un extrait d’une nouvelle de Guy de Maupassant1, datant d’août 1880, et dans laquelle il fait parler un certain M. Rade :
« - 1er principe. - Le gouvernement d’un seul est une monstruosité.
2ème principe. - Le suffrage restreint est une injustice.
3ème principe.- Le suffrage universel est une stupidité.
En effet, livrer des millions d’hommes, des intelligences d’élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloir d’un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d’ivresse ou d’amour, n’hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée, dépensera l’opulence du pays péniblement amassée par tous, fera hacher des milliers d’hommes sur les champs de bataille, etc., etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuse aberration.
Mais en admettant que le pays doive se gouverner lui-même, exclure sous un prétexte discutable une partie des citoyens de l’administration des affaires est une injustice si flagrants, qu’il me semble inutile de la discuter davantage.
Reste le suffrage universel. Vous admettez bien avec moi que les hommes de génie sont rares, n’est-ce pas ? Pour être large, convenons qu’il y en ait cinq en France en ce moment. Ajoutons, toujours pour être large, deux cents hommes de grand talent, mille autres possédant des talents divers, et dix mille hommes supérieurs d’une façon quelconque. Voilà un état-major de onze mille deux cent cinq esprits. Après quoi vous avez l’armée des médiocres, que suit la multitude des imbéciles. Comme les médiocres et les imbéciles forment toujours l’immense majorité, il est inadmissible qu’ils puissent élire un gouvernement intelligent. Pour être juste, j’ajoute que logiquement le suffrage universel me semble le seul principe admissible, mais qu’il est inapplicable, voici pourquoi.
Faire concourir au gouvernement toutes les forces vives d’un pays, représenter tous les intérêts, tenir compte de tous les droits, est un rêve idéal, mais peu pratique, car la seule force que vous puissiez mesurer est justement celle qui devrait être la plus négligée, la force stupide, le nombre. D’après votre méthode, le nombre inintelligent prime le génie, le savoir, toutes les connaissances acquises, la richesse, l’industrie, etc., etc. Quand vous pourrez donner à un membre de l’Institut dix mille voix contre une au chiffonnier, cent voix au grand propriétaire contre dix voix à son fermier, vous aurez équilibré à peu près les forces et obtenu une représentation nationale qui vraiment représentera toutes les puissances de la nation. Mais je vous défie bien de faire ça.
Voici mes conclusions :
Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on se faisait photographe ; aujourd’hui on se fait député. Un pouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ; mais incapable de faire du mal autant qu’incapable de faire du bien. Un tyran, au contraire, s’il est bête, peut faire beaucoup de mal et, s’il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare), beaucoup de bien.
Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ; et je me déclare anarchiste, c’est à dire partisan du pouvoir le plus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens du mot, et révolutionnaire en même temps, c’est-à-dire l’ennemi éternel de ce même pouvoir, qui ne peut être, de toute façon, qu’absolument défectueux. Voilà. »
On voit par-là qu’il y a une grande différence entre la lampe d’Aladin et une urne : il serait étonnant qu’il en sorte un génie.
1Guy de Maupassant, Les dimanches d’un bourgeois de Paris.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire