– Et je vous règle ce que je vous dois, dit-il en sortant son carnet de chèques. Que vous dois-je ?
– 125 euros, comme convenu, dit Dussieu tout en emballant le tableau. Vous savez, continua-t-il, j’ai eu un peu de mal à trouver pour qui ce cadre assez spécial avait été fait. Vous m’aviez parlé de 52, 53 et le cadre a été fait en 55 seulement. Le nom du client ne me disait rien jusqu’à hier. Après mon coup de fil, un vieil ami est passé ici et, comme par intuition, je lui ai demandé si ce nom lui disait quelque chose. Et en effet, il y avait un monsieur de Vermorec, un gros propriétaire terrien d’une ancienne famille de la région de St-Lambaire. Un type bizarre, il vivait seul dans un château. Son épouse était décédée, il avait des fils avec lesquels il ne s’entendait pas, je ne sais pas s’il les avait mis dehors ou si c’était eux qui étaient partis, mais toujours est-il qu’il vivait seul et qu’on l’a retrouvé mort dans son château. Voilà, je n’en sais pas plus, je me rappelle qu’il s’en était parlé à l’époque. Mais j’ignorais qu’il fut un client de mon père. Alors, dit-il en tendant un carnet à couverture noire, voici ce que mon père a écrit à la date du 20 mai 1955 :
20/05 : Vermorec, deux peintures de Leyden pour un cadre (cadre noir, assez sévère pour un paysage et derrière un portrait) Le client demande la discrétion. Esp. 200 F (réglé). Viendra le retirer le 10/06
– Il s’agit bien de nos tableaux, dit-il. Évidemment, nous n’en saurons pas plus sur les raisons qui ont poussé ce Monsieur de Vermorec à vouloir dissimuler un tableau derrière l’autre.
– Voilà, vous saurez en tout cas que cela a coûté 200 francs à l’époque et vous connaissez le propriétaire des tableaux. Vous saviez en quelles mains ce tableau était passé ?
– Nullement et j’en ai fait l’acquisition dernièrement par le truchement de monsieur Marondeau. Il faudra que je lui pose la question, je verrai.
Après avoir récupéré son paquet et remercié Dussieu, Hervé s’en va et repart pour St-Lambaire.
Arrivé chez lui, il remet son tableau en place et se plait à l’admirer. Dussieu l’a vraiment bien conseillé, ce cadre beige met bien en valeur cette belle toile.
Il mange, lit un peu et puis se couche.
*
6. Hiver
Le jour suivant, le froid s’installe, on approche de Noël.
Il traine son rhume et l’hiver s’enracine en lui. Il n’aime guère les festivités contraintes, leurs traditions et leurs commerces. Par chance, Sara est occupée par la visite de sa fille et il peut donc tranquillement passer un Noël aux tartines.
Il n’échappe cependant pas à un réveillon de nouvel-an chez Édith, avec Sara et Sylviane, sa fille, Valentine et Antonin, les enfants d’Édith. La fête est agréable et les convives de bon aloi. Valentine et Antonin sont un peu ternes, sans grande conversation, heureux de revoir leur mère et de se retrouver, l’un est à Paris et l’autre à Châteauroux. Sylviane est un personnage plus envahissant. Titulaire d’un BTS commercial elle peut soutenir à elle seule une conversation. Elle est capable de parler de la culture des olives en Haute-Provence, de l’extraction de la houille à Oulan-Bator, de la forclusion-du-nom-du-père chez Lacan ou du fonctionnement du moteur à eau. Si qui que ce soit aborde un sujet quel qu’il soit, elle lui laisse un court temps de latence puis intervient. Sa voix n’est pas forte mais elle adopte un débit qui ne laisse nulle place à son interlocuteur. Ose-t-il tenter de placer un mot, elle continue sur un ton monocorde, agrémenté d’une gestuelle ad hoc qui décourage les plus audacieux. Ses yeux noirs fixent son interlocuteur puis balayent rapidement l’assistance. Par moments, les pupilles en haut des orbites, elle baisse les paupières en secouant brusquement la tête.
Quoi qu’il en soit, l’année commence donc sous des auspices favorables.
C’est une véritable trêve qui s’installe et il sait l’apprécier. Il continue néanmoins à se promener, généralement vers le bord de mer, mais pour de courtes balades, tantôt le matin, tantôt l’après-midi, quelquefois les deux, mais il ne sort guère pendant plus d’une heure chaque fois.
Vers la fin janvier, il décide, au retour d’une de ses promenades d’après-midi, de passer chez Marondeau. Il prend cette décision un peu à la légère, ne sachant jusqu’où il ira dans son histoire avec le tableau.
C’est un Raymond bien ragaillardi qui l’accueille, tout occupé à épousseter ses meubles avec un plumeau désuet.
– Hervé, mon cher Hervé, comme je suis heureux de vous revoir ! dit Marondeau. Je craignais de vous avoir blessé avec cette manière si déplaisante que j’ai eue de vous éconduire. Permettez-moi de vous souhaiter une bonne année, nous sommes encore en janvier, que diable !
– Bonne année à vous, Raymond. J’ai été très pris, ce qui explique ma longue absence, mais nullement blessé. J’ai eu le plaisir de rencontrer votre tante avec qui j’ai pris une tasse de thé. Elle m’a bien dit que vous étiez malade…
– Et qui dit Marondeau malade dit Marondeau désagréable, déclara Raymond. Croyez que j’en suis confus, la fièvre me fait délirer. Mais parlons d’autre chose. Et avant tout, puis-je vous offrir une tasse de thé ? Assoyons-nous.
– Ce sera avec plaisir, dit-il en s’installant dans un fauteuil.
(à suivre...)
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