– Peut-être. Vous savez, je n’y connaissais rien et je n’en sais guère plus aujourd’hui. Et je n’ai jamais cherché à en savoir davantage sur monsieur Artur et sa peinture, j’ai vraiment enfoui une partie de mon passé. Je suis en train de le ressortir, mais c’est vraiment après mure réflexion, j’espère que vous l’avez compris. De plus, je bavarde depuis un bout de temps, mais je n’ai pas encore parlé de ce qui est le plus important mais de ce qui est aussi le plus difficile à dire, à raconter.
– J’ai bien compris que vous y avez longuement réfléchi et il est légitime que vous ayez besoin d’avancer en douceur dans cette histoire, dit Hervé en terminant sa tasse de café.
– Si vous en voulez un peu plus, servez-vous, moi j’ai terminé, il ne faut pas que je boive trop de café tout de même. Donc, monsieur Artur voulait terminer la ferme et, avant de se mettre aux deux portraits, il devait aller à Paris pour une exposition. Il serait bien plus tranquille, disait-il, à son retour. Il revint quelques jours après dans sa grosse voiture, avec le tableau. Nous étions tous en admiration lorsqu’il nous le montra. Il dit qu’il allait nous le laisser et qu’il reviendrait avec un cadre. En fait, plus de six mois passèrent avant qu’il ne revienne nous voir. Lorsqu’il revint, il avait l’air fatigué. Il nous dit être allé à Paris, y avoir été retenu plus longtemps que prévu et être tombé malade au retour. En six mois, l’atmosphère était devenue irrespirable au Bussiau. Il le sentit bien, mais il voulait faire nos portraits et proposa de revenir le dimanche après-midi. Mady mettrait sa robe d’organdi, cette robe que monsieur Artur lui avait offerte, et il ferait des croquis. Il promettait de n’avoir besoin que d’une après-midi. Les vieux étaient devenus réticents mais lorsque Mady éclata en sanglots, ils n’osèrent plus refuser. Il fut convenu que monsieur Artur viendrait le dimanche en début d’après-midi, qu’il aurait jusqu’au soir, mais que Mady ne remettrait pas une autre fois sa nouvelle robe. J’étais gamin à l’époque mais je vous jure que je comprenais que monsieur Artur sentait qu’il y avait quelque chose dans l’air. Il ne pouvait s’empêcher de regarder Mady. Il partit et les Veudenne semblèrent bien soulagés. Il revint donc le dimanche et fit des croquis tout l’après-midi. Il avait été installé dans la chambre des parents qui servait de salon les jours de fête. Mady posait, elle avait les traits tirés, j’étais allé les voir. La vieille était sur le qui-vive et n’arrêtait pas de faire des allers-retours entre la chambre et la cuisine. Monsieur Artur a cependant continué à faire ses croquis. Vers six heures, il referma son carnet et vint nous trouver dans la cuisine. Il dit qu’il avait l’impression que Mady était souffrante et qu’il serait peut-être bon de la faire voir par le médecin. Les Veudenne poussèrent de hauts cris, il n’était pas question d’aller payer un docteur, la petite était tout au plus un peu fatiguée et ils l’enverraient se coucher de bonne heure. Elle trainait toujours le soir à lire des livres qu’elle ramenait de l’école, cela ne pouvait lui faire aucun bien – est-ce qu’ils lisaient, eux ? – et la nuit était faite pour dormir. Monsieur Artur s’en alla donc.
– Mady était malade ? demande Hervé.
– Je ne sais pas, mais ce que j’ai compris plus tard, c’est qu’elle était enceinte. Et c’est là que j’arrive à ce qui est le plus terrible. Mais pour cela, je vais devoir revenir en arrière, bien avant tous ces évènements. Donnez-moi la bouteille d’eau, s’il vous plait.
Il se verse un verre d’eau. Sa main tremble et il avale si vite son verre d’eau qu’il s’étouffe, pris d’une quinte de toux qu’il a bien du mal à arrêter. Lorsqu’il reprend son souffle, il s’essuie les yeux et Hervé pense que cet intermède n’est pas voulu, mais qu’il tombe à point nommé pour donner encore quelques secondes de répit à Achille.
– Bon, assez tergiversé, dit ce dernier. J’en arrive au plus important.
– Vous ne préférez pas remettre cela à une autre fois ? demande Hervé à contrecœur.
– Non, j’ai eu le temps de me préparer, une autre fois, je ne pourrai plus plonger dans cette boue. Laissez-moi vous dire, les vieux, les Veudenne, je vous l’ai déjà dit, c’était l’argent qui comptait pour eux. Mais ils ne savaient pas gérer leur affaire. Le Bussiau, c’était la ferme la plus pauvre du coin, quelques maigres prairies et peu de bonne terre. Mais un fermage à payer à la Saint-Michel. Enfin, un fermage ou un métayage, je ne sais pas exactement, mais toujours est-il que les bonnes années ils avaient du mal à payer ce qu’ils devaient. Alors quand on tombait sur une mauvaise année, je ne vous dis pas…
(à suivre...)
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