En vedette !

jeudi 26 mai 2022

Dernier tableau (78)

 

Une année, ils n’ont pas pu payer, ils ont fait traîner tant qu’ils ont pu. Si bien qu’à la Saint-Michel suivante, ils devaient presque deux années et qu’ils ne pouvaient toujours pas payer. Le propriétaire, c’était un monsieur important, il ne venait jamais au Bussiau. Il avait un homme de confiance, un ancien militaire en retraite qui avait une petite propriété du côté de La Brémarde.

– Le propriétaire, c’était monsieur de Vermorec ?

– Oui, monsieur le baron qu’ils disaient. L’homme de confiance a fini par dire qu’il allait nous expulser, que cela ne pouvait plus durer. Les Veudenne ont supplié, le militaire retraité s’est laissé fléchir, il a dit qu’il allait en parler avec monsieur le baron. On les a vus revenir tous les deux quelques jours plus tard. Ce jour-là, le vieux n’était pas là, il n’y avait que moi et la mère Veudenne. Elle m’a envoyé sortir le fumier des cochons et je ne sais pas ce qu’il s’est dit entre eux. Mais j’ai entendu les vieux en parler après. Elle a dit que monsieur le baron prenait l’affaire en main et qu’il dispensait son homme de confiance de s’en occuper. Monsieur reviendrait dans quelques jours pour en parler et pour trouver un arrangement. La vieille a carrément dit à Veudenne que le baron lui avait fait les yeux doux et elle a suggéré que Veudenne la laisse mener les choses à sa guise, elle voulait voir le baron seule à seul. Elle lui dit qu’il vaudrait mieux qu’il ne soit pas à la ferme ce jour-là. Croyez-moi ou non, mais le Veudenne a dit à sa femme qu’elle avait raison et qu’elle saurait certainement y faire. Parce que, attendez, moi je l’appelle la vieille, mais à trente-six ans, c’était une belle plante la mère Veudenne. Pas élégante bien sûr en tous les jours, mais un peu habillée comme il faut, je crois pouvoir dire qu’elle pouvait plaire. J’étais un peu jeune pour juger. Mais j’avais entendu cela et ma curiosité en avait été piquée. Comme tous les gamins, j’étais un peu vicelard sur les bords et j’essayais de savoir des choses. Et des choses des adultes bien évidemment. J’avais pratiqué un trou dans le mur en torchis entre un grenier à foin et la chambre des vieux. Mais ceux-ci ne faisaient rien dans la chambre la journée et la nuit, j’avais été guetter à mon trou, mais s’ils faisaient des choses, c’était dans le noir. Et cela ne soupirait guère, j’entendais quelques grognements, sans plus. Quand monsieur le baron est revenu à la ferme, Veudenne l’a prié de l’excuser, mais il avait à faire dans un champ éloigné où il se rendit avec Mady. Moi, j’avais encore du fumier à sortir et j’y fus envoyé. J’espionnais en douce la cuisine et je me rendis compte assez vite qu’ils n’y étaient plus. Je montai donc dans mon fenil. Par mon trou, je ne voyais pas grand-chose mais assez pour voir que le baron avait la quéquette à l’air avec un braquemart, un truc comme je ne savais pas que cela existait. Puis je ne le vis plus car je ne pouvais pas voir le lit mais j’entendais des râles et des gémissements. Je crus d’abord qu’il frappait la vieille, mais je soupçonnai assez vite qu’elle consentait largement à ce que lui faisait subir le baron. Et puis, j’étais certes un peu niais, mais à la campagne, on voit les animaux, on apprend des choses sur le tas, si je peux dire. On connaît l’air même si on ne comprend pas toutes les paroles… Je ne me suis quand même pas éternisé, si le vieux revenait et qu’il trouvait le fumier dans l’étable, je me serais fait allumer. J’ai vu le baron qui repartait, il venait en auto lui aussi, une petite voiture vert clair, une Anglia. La patronne est venue voir si j’étais au travail. En me voyant travailler, elle s’est approchée de moi et m’a passé gentiment la main dans les cheveux en me disant que j’étais un bon petit. C’était bien le premier geste de tendresse qu’elle ait eu à mon égard. Le dernier aussi je pense. En tout cas, le baron est revenu régulièrement. Quand il venait, la mère Veudenne était toujours proprette et bien habillée, le vieux se barrait dans les champs avec Mady. Je crois que Mady ne se doutait de rien à ce moment-là. Et moi, une fois sur deux je dirais, j’étais là à sortir du fumier. Et j’avais réussi à améliorer mon trou dans la cloison, je pouvais voir une partie du lit. Bon, j’avais dix, onze ans, mais je faisais mon profit de ces séances de cinéma, je n’aurais en rien voulu les rater. Et de plus, finalement, tout le monde était content. Veudenne était cocu mais content. La patronne avait l’air d’aimer cela. Il n’y avait plus de menace d’expulsion et l’ambiance était au beau fixe.

– Cela aurait pu durer longtemps comme ça, dit Hervé.

– Oui, ce n’aurait été que les Veudenne, les choses auraient pu durer comme vous dites. Mais le baron, lui, je crois qu’il était fou. Un jour, il est arrivé, on était encore à table. Il s’est assis à côté de nous, en bout, et il s’est mis à plaisanter, à discuter, il a demandé mon âge, puis celui de Mady. Il l’a complimentée. Cela c’était à peine un mois avant que nous tirions monsieur Artur de l’eau, pour vous situer. Veudenne ne s’est pas attardé à table, il s’est levé et est parti avec Mady. La vieille m’a envoyé à l’étable comme d’habitude. J’ai commencé à sortir du fumier, il fallait bien que le boulot ait l’air d’avoir été commencé. Puis je suis monté à mon poste d’observation. J’avais sans doute un peu trop trainé, le baron semblait avoir conclu, il s’essuyait le bout tranquillement. C’est là que la chose terrible est arrivée.

(à suivre...)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire