Dehors la pluie tombe encore plus fort et Pijm entend l’eau
qui coule dans le fossé. L’orage continue à gronder. Pijm s’assied sur une des
chaises paillées, un peu surpris de se trouver sur une vraie chaise.
-
Il fait un orage aussi violent qu’il y a
trente-cinq ans, presque jour pour jour, dit le drac. Si je t’avais laissé
remonter le chemin, tu aurais été pris par l’eau. Le fossé déborde déjà là–haut
et il va bientôt déborder ici. Cela arrive très rarement, mais c’est
aujourd’hui que cela arrive.
-
Mais alors tu vois à distance et dans le
noir ? Demande Pijm.
-
Je vois dans le noir, mais je ne vois pas
déborder le fossé. Ce n’est pas sorcier, j’entends le bruit de l’eau au loin.
C’est à la portée du premier venu, un humain par exemple. Mais je t’ai dit que
j’allais te raconter l’histoire de La Furetière. Il y a longtemps qu’une maison
existe à cet endroit, mais au départ il s’agissait d’une simple maison carrée,
une grosse maison de fermier. C’est la partie la plus ancienne de la maison, ce
qui est la tour maintenant. Son histoire aussi mériterait d’être racontée. Au
dix-huitième siècle elle n’avait qu’un étage. C’est en 1796 que le domaine a
été racheté par André Destel, l’arrière grand-père d’Etienne Destel. Sorti du
rang, il était devenu colonel dans l’armée de la révolution. Il avait eu une
promotion rapide car c’était un soldat intrépide et intelligent. Mais il était
aussi doué pour les affaires et il ne s’attardera pas dans l’armée. Sa
promotion lui avait ouvert des relations. C’est lui qui a fait rehausser d’un
étage la maison, ce qui lui a donné cet aspect de tour. Et, comme cette église
était abandonnée, il en fit enlever les meilleures pierres pour les réutiliser.
Il avait épousé une femme de Bourgnazan. Ils eurent quatre enfants : le premier
était le grand-père d’Etienne, René. Ensuite vinrent Raymond, Emilienne puis
Juliette. René, qui était de huit ans plus âgé que Raymond, s’initia très vite
aux affaires et en prit les rênes dès sa vingtième année, au décès d’André. Il
avait épousé Anna, une très belle florentine qu’il avait rencontrée lors d’un
séjour en Italie. Malgré leur désir, au bout de cinq ans, ils n’avaient
toujours pas d’enfants. Et c’est là qu’intervient un épisode qui aura une
grande importance par la suite. Raymond, Emilienne et Juliette étaient sous la
tutelle de leur frère René et c’est Anna, son épouse, qui s’occupait d’eux.
René s’absentait quelquefois pendant plusieurs mois pour ses affaires. Pour les
vacances, Raymond et Emilienne, puis Juliette aussi, étaient envoyés chez des
cousins dans le Poitou où ils séjournaient pendant près de deux mois. Ces
cousins, les Estève, avaient une nombreuse famille et une grande maison. Monsieur
Estève était le frère de Rita, l’épouse d’André. Rita était décédée quand Julie
avait eu six ans et Monsieur Estève considérait les quatre enfants un peu comme les siens. Les
trois plus jeunes avaient passés toutes leurs vacances en Poitou depuis le
décès de leur mère. Quand Emilienne avait seize ans, vers la fin de l’année,
Anna soupçonna que sa jeune belle-sœur était enceinte. Elle la prit à part et
lui fit avouer qu’elle n’avait plus ses règles et qu’elle avait fait l’amour
avec un garçon pendant les vacances. Anna lui imposa de n’en parler à personne
et cloîtra Emilienne au second étage. René était absent et il revint une ou
deux fois, mais à cette époque, il avait lancé les travaux de la construction
de la maison et était complètement absorbé par le chantier lors de ses brefs
séjours à La Furetière. Il ne s’aperçut de rien. Emilienne accoucha au deuxième
étage, seulement aidée d’Anna, peu expérimentée en la matière. La naissance se
passa bien pour l’enfant, mais laissa des séquelles à Emilienne. Anna s’empara
de l’enfant et fit jurer à Emilienne de ne jamais rien dire à personne. Anna
prétendit être la mère de l’enfant, René prit cela comme une heureuse surprise. Le
mensonge était énorme, mais cela passa. Anna dit qu’elle n’avait pas de lait,
mais elle avait prévu la chose et avait fait venir une nourrice pour nourrir le
petit André, nommé ainsi en souvenir de son grand-père.
-
Et qui était le père du nouveau-né ?
demanda Pijm, captivé.
-
Emilienne n’a jamais accepté de dire avec qui
elle avait couché. Anna a toujours soupçonné un des cousins Estève, mais cela
pouvait aussi être un des nombreux jeunes gens amis de la famille qui
fréquentaient assidûment la maison des Estève. Toutefois n’allons pas trop
vite, j’en reparlerai. Anna ne pouvait pas se permettre d’ébruiter l’affaire. Elle
avait fort bien réussi à prendre l’ascendant sur sa petite belle-sœur et à la
faire culpabiliser. Elle lui imposa l’idée que, pour le pardon de son péché, la
seule voie pour elle était d’enter en religion. Emilienne partit faire son
noviciat. Comme elle supportait mal la vie cloitrée, elle entra après quelques
années dans la compagnie des filles de la Charité et fut envoyée dans un
hôpital en Bretagne.
-
C’est là qu’Etienne Destel est allé la
voir ? demanda Pijm.
(à suivre...)
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