-
N’allons pas trop vite. A cette époque, les
travaux de construction à La Furetière étaient bien avancés : les murs, la
toiture et une bonne partie des aménagements intérieurs étaient terminés. Le
petit André était un bel enfant, René et Anna semblaient heureux. Raymond et
Juliette avaient vécu difficilement la claustration, puis le départ de leur
sœur. Il régnait une atmosphère étouffante à La Furetière. Anna voulait régner
en maîtresse sur toute la maisonnée, mais elle devenait dépressive. Au début,
René avait pensé que les hivers lui pesaient et qu’elle regrettait sa Toscane
natale. Mais il devint évident que les épisodes de dépression devenaient de
plus en plus fréquents. Raymond s’engagea comme soldat et ne revint
pratiquement plus à La Furetière. Il mourut plus tard sous les ordres du
Général Bugeaud en Algérie. Selon son désir, il fut inhumé là-bas et l’armée
restitua à sa famille ses affaires dans une cantine métallique. Cette cantine
arriva à La Furetière où elle fut montée dans le grenier. Nous en reparlerons
aussi plus tard.
-
C’est une longue histoire, quand même, soupira
Pijm.
-
Oui, mais il vaut mieux que tu restes ici,
entends l’eau qui tombe… Donc je reparlerai plus tard de la cantine de Raymond.
Il faut que je te raconte l’histoire de Juliette. Elle était la dernière des
quatre enfants. Elle adorait sa grande sœur Emilienne et a eu l’impression de la
perdre ces vacances-là. Jeune élève studieuse mais sans facilités pour les
études, elle avait été beaucoup aidée par sa sœur et elle se retrouva sans son
aide dans le cours du premier trimestre au pensionnat religieux. C’est son
amour pour le chant qui lui permit de surmonter cet esseulement. Juliette avait
une belle voix et eut une professeure de chant qui sut lui donner les moyens et
le désir de travailler pour avoir une très belle voix. Grâce à cela, non
seulement Juliette trouva l’énergie nécessaire pour continuer ses études mais
encore elle trouva la voie qui lui permettra de se consacrer au chant et
d’acquérir une voix splendide. Elle entra à l’école de musique de Toulouse où
elle réussit brillamment. Après quelques années, elle fut choisie pour doubler
une soprano de l’orchestre du Capitole et eut l’occasion de se distinguer une
fois ou l’autre en la remplaçant. Cette dernière n’en prit pas ombrage car
Juliette était desservie par un physique sans grâce particulière qui éclipsait,
aux yeux d’un public ordinaire, la grande qualité de sa voix et la perfection
de son art. Mais en prenant du métier, elle acquit un charisme et une présence
en scène qui la mit au niveau des divas. Juliette ne pouvait donc rester à
Toulouse et trouva un engagement à Prague, puis à Bruxelles et à Londres. Elle
fut même invitée en Italie, à Venise et commençait à faire partie de l’élite du
chant international. Elle était amoureuse d’un chef prestigieux mais la vie
qu’ils menaient l’une et l’autre ne leur permettait de se retrouver qu’à de
rares occasions. C’est à cette époque que, à la demande de son frère René, elle
vint donner une représentation privée à La Furetière.
Un auditoire de choix put entendre un
récital féerique dans ce cadre extraordinaire, un soir de juillet, sous les grands
arbres. Ils étaient une quarantaine à s’être installés, dos à la maison, sur des
chaises installées sur trois rangées en arc de cercle. Juliette, seulement
accompagnée de quelques musiciens, avait pris place à droite de l’allée, dans
une trouée éclairée par la lumière de la pleine lune. Les spectateurs avaient
rejoint leurs places. Au premier rang, il y avait encore une chaise vide, à
côté de René. On attendait Emilienne, venue pour la circonstance. Juliette
était prête, mais regardait vers la porte de la maison, l’air tendu. Emilienne
apparut sur le pas de la porte, le visage impassible sous la large et éclatante
cornette blanche. Hiératique, elle descendit les marches de l’entrée et
s’avança en contournant l’auditoire. Juliette avait tendu les bras pour faire
signe à sa sœur de venir s’asseoir devant. Emilienne continuait à s’avancer,
les deux bras devant le corps, passés dans les larges manches de l’habit noir.
Tous avaient les yeux rivés vers sa longue silhouette. René, qui était assis
entre Anna et André, se leva pour accueillir sa sœur et s’avança vers elle.
Mais au lieu de s’asseoir à la place qui était restée libre, à la droite
d’Anna. Emilienne prit d’autorité la chaise de René. Ainsi elle se trouva à la
gauche d’Anna, avec le petit André à sa propre gauche, maintenant séparé de ses
parents. Après une légère hésitation, René s’assit donc à la droite d’Anna. Ce
fut le seul imprévu de cette soirée. Juliette, souriante, souhaita la bienvenue
à l’assemblée et les musiciens se préparèrent. Le récital se déroula en deux
parties, séparées par une courte pause. En première partie, elle chanta des
lieds et quelques airs à la mode. Après la pause, elle attaqua sur un air qui
n’était pas de son répertoire mais qu’elle affectionnait, la cavatine d’Agathe
dans le Freischütz :
« Und ob die Volke sie verhülle
Die Sonne bleibt am Himmelszelt;
Es waltet dort ein heil'ger Wille,
Nicht blindem Zufall dient die Welt!
Das Auge, ewig rein und klar,
Nimmt aller Wesen liebend war!
Für mich auch wird der Vater sorgen,
Dem kindlich Herz und Sinn vertraut,
Und wär' dies auch mein letzter Morgen,
Rief' mich sein Vaterwort als Braut:
Sein Auge, ewig rein und klar,
Nimmt meiner auch mit Liebe wahr!».[1]
Es waltet dort ein heil'ger Wille,
Nicht blindem Zufall dient die Welt!
Das Auge, ewig rein und klar,
Nimmt aller Wesen liebend war!
Für mich auch wird der Vater sorgen,
Dem kindlich Herz und Sinn vertraut,
Und wär' dies auch mein letzter Morgen,
Rief' mich sein Vaterwort als Braut:
Sein Auge, ewig rein und klar,
Nimmt meiner auch mit Liebe wahr!».[1]
Sans
orchestre, avec ses quatre musiciens seulement, elle insuffla un frisson dans
son auditoire sous le charme. Elle termina par la prière de Norma. La lune
était bien là et éclairait la scène. La limpide incantation montait vers le
ciel dans la nuit claire :
Casta Diva, che inargenti
Queste sacreantiche piante
A noi volgi il bel sembiante
Senza nube e senza vel
Tempra tu de’cori ardenti
Tempra ancora lo zel audace
Spargi in terra quella pace
Che regnar tu fai nel ciel[2]
[1] "Et même si un nuage le cache,
Le Soleil reste au
firmament,
Il y règne une sainte
volonté,
Point de hasard
aveugle servant le monde.
Cet œil éternellement
pur et clair
Perçoit chaque être
avec amour !
Ainsi, le père, à qui
cœur et esprit d'enfant sont familiers,
Prendra soin de moi.
Et fût-ce mon ultime
aurore,
Le verbe du père me
désignera fiancée
Son œil éternellement
pur et clair
Me percevra, moi
aussi, avec amour"
(Weber, Le Freïschutz, libre traduction de J.J. Egele)
[2] Chaste
déesse, qui teins d’argent
Ces
antiques forêts sacrées
Tourne vers
nous ton beau visage
Sans nuage
et sans voile
Modère
encore le zèle hardi
Modère le
zèle des cœurs ardents
Répands sur
la terre cette paix
Que tu fais
régner au ciel.
(Bellini, Norma, traduction de B. Vierne)
(à suivre...)
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