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jeudi 18 avril 2019

Appelez-moi Fortunio (10)


La patronne arrive avec les cartes. Elle salue Christelle avec une affection dont Albert ressent la sincérité puis elle s’en va discrètement.
-          Chère Christelle, restons zen, je suis tellement heureux d’être ici avec toi, rien que nous deux. Alors, si j’ai posé une mauvaise question, je vais essayer de ne plus donner que des bonnes réponses. A commencer par la carte, choisissons…
Il entrouvre la carte et constate que c’est une carte pour les dames, une carte sans les prix. Il s’empare de celle qui est devant Christelle et fait l’échange.
-          Il ne serait pas convenable que cela ne soit pas moi qui invite, tout de même. Je sais bien que c’est toi qui a choisi le lieu mais…
-          Regarde la carte que tu viens de prendre, galant sot, c’est exactement la même ! Ici, c’est moi qui invite mais, pour des raisons qui m’appartiennent, je ne paie pas. Inutile de poser des questions, tu viens de t’y engager. Allons, si tu aimes les huitres, je te les conseille. Ils ont un fournisseur extra. Ensuite, je te conseillerais la terrine de canard plutôt que le foie gras car tu n’en trouveras pas de meilleure qu’ici, je t’en fais le pari. Et après, toujours si tu aimes cela, tu devrais goûter les ris de veau à la Périgueux, vivement conseillé. Pour le dessert, c’est toi qui vois, pour les vins tu n’auras pas le choix, c’est le sommelier qui décide en fonction des plats et de la tête du client…
-          Voilà une bien belle ordonnance qui donne envie de guérir doucement en faisant durer le traitement. Pour ce qui est de la boisson, donc, j’espère que ma tête lui reviendra, au sommelier…
-          Tu parles de guérir… je sais qu’il y a une blessure en toi mais on en reparlera. Et puisque tu me rappelles si volontiers mon métier, je vais te parler du tien : il paraîtrait que tu es maçon. Mais commandons, voilà madame la patronne !
Une fois la commande passée, Christelle raconte comment elle a choisi de travailler à l’hôpital psychiatrique d’Agen. Sa tante et marraine avait une maison à Agen dont elle avait hérité. Une grande maison à trois étages divisée en appartements. Elle était mariée avec un gugusse feignant comme une couleuvre qui avait fini par dégotter un petit emploi dans les services techniques de la mairie. Mais sa principale occupation était, son temps de travail terminé, d’occuper une table au bistro et de compulser les journaux hippiques en buvant avec assiduité du pastis. Il n’allait jamais jusqu’à l’ivresse et ne perdait pas beaucoup au jeu mais il cultivait une cirrhose avec application et était incollable sur toutes questions de turf. Pour lui, les courses de chevaux n’étaient pas un jeu de hasard et il avait toujours l’explication qui justifiait ses pertes comme ses gains. Explication agrémentée d’un parfum d’anis légèrement aigre. Un jour, par une sorte de geste hérétique autant que blasphématoire, il acheta un billet de la Loterie Nationale. Il le fit sans honte, comme une sorte de défi au hasard qui n’existait pas selon lui, peut-être en fin de soirée après un quinzième pastis et sa dixième cigarette de cantonnier, gitane maïs rallumée toutes les sept minutes. Et en effet, le hasard prouva son inexistence car le tonton gagna le gros lot. 
(à suivre...)

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