La patronne arrive avec
les cartes. Elle salue Christelle avec une affection dont Albert ressent la
sincérité puis elle s’en va discrètement.
-
Chère Christelle, restons zen, je suis
tellement heureux d’être ici avec toi, rien que nous deux. Alors, si j’ai posé
une mauvaise question, je vais essayer de ne plus donner que des bonnes
réponses. A commencer par la carte, choisissons…
Il entrouvre la carte et
constate que c’est une carte pour les
dames, une carte sans les prix. Il s’empare de celle qui est devant
Christelle et fait l’échange.
-
Il ne serait pas convenable que cela ne
soit pas moi qui invite, tout de même. Je sais bien que c’est toi qui a choisi
le lieu mais…
-
Regarde la carte que tu viens de prendre,
galant sot, c’est exactement la même ! Ici, c’est moi qui invite mais,
pour des raisons qui m’appartiennent, je ne paie pas. Inutile de poser des
questions, tu viens de t’y engager. Allons, si tu aimes les huitres, je te les
conseille. Ils ont un fournisseur extra. Ensuite, je te conseillerais la
terrine de canard plutôt que le foie gras car tu n’en trouveras pas de
meilleure qu’ici, je t’en fais le pari. Et après, toujours si tu aimes cela, tu
devrais goûter les ris de veau à la Périgueux, vivement conseillé. Pour le
dessert, c’est toi qui vois, pour les vins tu n’auras pas le choix, c’est le
sommelier qui décide en fonction des plats et de la tête du client…
-
Voilà une bien belle ordonnance qui donne
envie de guérir doucement en faisant durer le traitement. Pour ce qui est de la
boisson, donc, j’espère que ma tête lui reviendra, au sommelier…
-
Tu parles de guérir… je sais qu’il y a une
blessure en toi mais on en reparlera. Et puisque tu me rappelles si volontiers
mon métier, je vais te parler du tien : il paraîtrait que tu es maçon. Mais
commandons, voilà madame la patronne !
Une fois la commande
passée, Christelle raconte comment elle a choisi de travailler à l’hôpital
psychiatrique d’Agen. Sa tante et marraine avait une maison à Agen dont elle
avait hérité. Une grande maison à trois étages divisée en appartements. Elle était
mariée avec un gugusse feignant comme une couleuvre qui avait fini par dégotter
un petit emploi dans les services techniques de la mairie. Mais sa principale
occupation était, son temps de travail terminé, d’occuper une table au bistro
et de compulser les journaux hippiques en buvant avec assiduité du pastis. Il
n’allait jamais jusqu’à l’ivresse et ne perdait pas beaucoup au jeu mais il
cultivait une cirrhose avec application et était incollable sur toutes
questions de turf. Pour lui, les courses de chevaux n’étaient pas un jeu de
hasard et il avait toujours l’explication qui justifiait ses pertes comme ses
gains. Explication agrémentée d’un parfum d’anis légèrement aigre. Un jour, par
une sorte de geste hérétique autant que blasphématoire, il acheta un billet de
la Loterie Nationale. Il le fit sans honte, comme une sorte de défi au hasard
qui n’existait pas selon lui, peut-être en fin de soirée après un quinzième
pastis et sa dixième cigarette de cantonnier, gitane maïs rallumée toutes les
sept minutes. Et en effet, le hasard prouva son inexistence car le tonton gagna
le gros lot.
(à suivre...)
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