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jeudi 23 juillet 2020

Appelez-moi Fortunio (76)


-          J’y viens, je m’égare un peu. Je vous ai dit que j’ai été envoyé au château quand j’avais quatorze ans. Il était prévu que je fasse le valet dans la maison pour tous les petits travaux, aider en cuisine, au ménage, donner parfois la main aux jardiniers… Mais assez vite, monsieur Sammy a voulu que je lui serve de gafét, pas un apprenti mais tout comme. Quand il partait en ville, à Montauban ou Toulouse ou Bordeaux, il m’emmenait pour que je lui aide dans les chargements. J’étais pas trop maladroit et je dirais, sans vouloir me vanter, que je comprenais vite. Et j’en ai appris avec lui. Mais c’était pas tous les jours, ces voyages. Il fallait aussi ranger, arranger et classer. Ce qui m’a fait bien noter, c’est que j’avais quand même passé le certificat d’études, je savais lire et écrire, compter aussi. Comme ça, de temps en temps, il me faisait aider son secrétaire, monsieur Sylvère. Et celui-là, je peux vous dire qu’il a compté pour moi, dans ma vie. Parce que monsieur Sammy était gentil, il parlait souvent mais il ne m’apprenait pas beaucoup. Alors que monsieur Sylvère me faisait travailler sur les registres, il m’expliquait les inventaires, les comptes mais aussi il me parlait de toutes ces antiquités comme ils disaient. Moi je trouvais cela des vieilleries mais il avait toujours une explication qui me faisait comprendre les choses. Et puis c’est lui, au début de la guerre, qui m’a poussé à sortir de là, il m’a dit de passer un petit concours pour passer facteur, que je ne devais pas rester toute ma vie chez un patron comme homme à tout faire. Ah il voyait juste, le pauvre ! Je dis ça comme cela parce qu’il est parti, lui aussi quand ça commençait à sentir le roussi. On comprenait que monsieur et madame allaient partir et ils sont partis avant que l’occupant passe la ligne de démarcation. Mais moi, j’étais déjà passé auxiliaire à la poste et j’ai su que monsieur Sylvère avait essayé de passer en Espagne pour gagner le Portugal. Lui, c’était à Londres qu’il voulait aller. Je n’ai jamais su ce qu’il était devenu et je le regrette bien car il a été comme un grand frère pour moi, presqu’un père…
Thérieux s’arrête un moment, ému. Il essuie ses lunettes et, avant qu’il reprenne, Albert demande :
-          Vous connaissez son nom de famille ?
-          Oui, il avait un nom, comment dire ? Bizarre, pas du pays, je le sais bien car je l’ai souvent vu écrit. Xtern il s’appelait, ça fait drôle à prononcer, ça doit être étranger comme nom mais il ne m’a jamais rien dit à ce sujet…
-          Ça me dit quelque chose, lui dit Albert, il me semble avoir déjà vu ce nom mais ça me reviendra, continuez, je vous en prie.
-          Cet homme, je crois que chaque jour je pense à lui parce que mon frère ainé, qui devait rester à la ferme, a été mobilisé là-haut, il a été fait prisonnier, il s’est évadé et il est revenu chez nous, enfin, chez les parents. Il était blessé et n’a pas pu être soigné comme il faut. Il en est mort, le pauvre. Mon jumeau, lui, a été requis en 42 pour le STO. Alors il s’est échappé vers Marseille, il a embarqué en clandestin dans un cargo qui partait pour Alger. D’Alger, il a réussi à passer au Maroc et puis je vous dis pas toute son histoire, il a encore embarqué sur un cargo, pris comme mécanicien cette fois. Il y connaissait pas grand-chose mais, dans la soute, il avait un chef au poil qui lui a montré ce qu’il fallait faire. Dix-huit mois qu’il a fait avec ce bateau, escales tout le long de la côte d’Afrique puis Madagascar, puis l’Inde et je passe les détails car il a fini par atterrir…en Amérique, à San Francisco et il y est toujours !
(à suivre...)

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