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J’y viens, je m’égare un peu. Je vous ai
dit que j’ai été envoyé au château quand j’avais quatorze ans. Il était prévu
que je fasse le valet dans la maison pour tous les petits travaux, aider en
cuisine, au ménage, donner parfois la main aux jardiniers… Mais assez vite,
monsieur Sammy a voulu que je lui serve de gafét, pas un apprenti mais tout
comme. Quand il partait en ville, à Montauban ou Toulouse ou Bordeaux, il
m’emmenait pour que je lui aide dans les chargements. J’étais pas trop
maladroit et je dirais, sans vouloir me vanter, que je comprenais vite. Et j’en
ai appris avec lui. Mais c’était pas tous les jours, ces voyages. Il fallait
aussi ranger, arranger et classer. Ce qui m’a fait bien noter, c’est que
j’avais quand même passé le certificat d’études, je savais lire et écrire,
compter aussi. Comme ça, de temps en temps, il me faisait aider son secrétaire,
monsieur Sylvère. Et celui-là, je peux vous dire qu’il a compté pour moi, dans
ma vie. Parce que monsieur Sammy était gentil, il parlait souvent mais il ne
m’apprenait pas beaucoup. Alors que monsieur Sylvère me faisait travailler sur
les registres, il m’expliquait les inventaires, les comptes mais aussi il me
parlait de toutes ces antiquités comme ils disaient. Moi je trouvais cela des
vieilleries mais il avait toujours une explication qui me faisait comprendre
les choses. Et puis c’est lui, au début de la guerre, qui m’a poussé à sortir
de là, il m’a dit de passer un petit concours pour passer facteur, que je ne devais
pas rester toute ma vie chez un patron comme homme à tout faire. Ah il voyait
juste, le pauvre ! Je dis ça comme cela parce qu’il est parti, lui aussi
quand ça commençait à sentir le roussi. On comprenait que monsieur et madame
allaient partir et ils sont partis avant que l’occupant passe la ligne de
démarcation. Mais moi, j’étais déjà passé auxiliaire à la poste et j’ai su que
monsieur Sylvère avait essayé de passer en Espagne pour gagner le Portugal.
Lui, c’était à Londres qu’il voulait aller. Je n’ai jamais su ce qu’il était
devenu et je le regrette bien car il a été comme un grand frère pour moi,
presqu’un père…
Thérieux s’arrête un
moment, ému. Il essuie ses lunettes et, avant qu’il reprenne, Albert
demande :
-
Vous connaissez son nom de famille ?
-
Oui, il avait un nom, comment dire ?
Bizarre, pas du pays, je le sais bien car je l’ai souvent vu écrit. Xtern il
s’appelait, ça fait drôle à prononcer, ça doit être étranger comme nom mais il
ne m’a jamais rien dit à ce sujet…
-
Ça me dit quelque chose, lui dit Albert,
il me semble avoir déjà vu ce nom mais ça me reviendra, continuez, je vous en
prie.
-
Cet homme, je crois que chaque jour je
pense à lui parce que mon frère ainé, qui devait rester à la ferme, a été
mobilisé là-haut, il a été fait prisonnier, il s’est évadé et il est revenu
chez nous, enfin, chez les parents. Il était blessé et n’a pas pu être soigné
comme il faut. Il en est mort, le pauvre. Mon jumeau, lui, a été requis en 42
pour le STO. Alors il s’est échappé vers Marseille, il a embarqué en clandestin
dans un cargo qui partait pour Alger. D’Alger, il a réussi à passer au Maroc et
puis je vous dis pas toute son histoire, il a encore embarqué sur un cargo,
pris comme mécanicien cette fois. Il y connaissait pas grand-chose mais, dans
la soute, il avait un chef au poil qui lui a montré ce qu’il fallait faire.
Dix-huit mois qu’il a fait avec ce bateau, escales tout le long de la côte
d’Afrique puis Madagascar, puis l’Inde et je passe les détails car il a fini
par atterrir…en Amérique, à San Francisco et il y est toujours !
(à suivre...)
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