Aimables
lectrices, aimables lecteurs, bonjour. Aujourd’hui, je vous livre une histoire
provençale d’Yvan Audouard qui s’intitule « Une décision mûrement
réfléchie ».
« Ce jour-là,
j’avais une course à faire au Paradou et,
malgré le mistral, je décidai de m’y rendre à bicyclette. De Fontvielle
au Paradou, il y a tout juste cinq kilomètres. Mais je manquais d’entraînement.
Et dès l’entrée du village je mis pied à terre, en proie à une soif de
galérien. Je ne savais pas que j’avais rendez-vous avec ma jeunesse. C’est
agréable de retrouver, par hasard, un ami qu’on n’a pas vu depuis vingt ans.
Mais on a beau se répéter avec ravissement Tu
n’as pas changé… Tu es toujours le même ! , on est obligé de constater
que l’autre a pris un assez joli coup
de vieux. Oui, ce pauvre Fernand ne ressemblait plus tout à fait à l’image que
je me faisais de lui. Au Paradou, j’y passe au moins une fois par semaine et un
quart de siècle s’était écoulé sans que je le rencontre. Pourtant, il n’avait
jamais quitté son village, et tenait toujours le café-restaurant à côté du
lavoir, sous les platanes. On aurait dit qu’il n’avait jamais quitté son
comptoir.
Oui, nous étions
heureux de nous revoir. Mais Fernand ne me paraissait pas en grande forme et ne
faisait à mes questions amicales que des réponses évasives :
-
La santé est bonne ?
-
Ça peut aller !
-
Les affaires marchent ?
-
Tout doucement !
-
Les petits ?
-
Ils poussent !
Soudain un doute me prit :
-
Tu sais, Fernand, dis-je, si je t’ai pas
vu pendant tout ce temps, c’est une fatalité : j’ai souvent pensé à toi…
Le visage de mon vieil
ami s’épanouit :
-
Tu t’imagines pas que je suis fâché… Pour
moi, c’est comme si je t’avais quitté hier. Tu ouvres la porte et je te dis :
Salut mo beau… Qu’est-ce que tu prends ?
Nous nous sommes donnés l’accolade
(au fond, c’est par là que nous aurions dû commencer). Et ce fut un moment très
fraternel, très chaleureux. Mais je’ sentais dans le regard de mon ami une
certaine tristesse.
-
Ecoute, dis-je, je vais prévenir ma femme,
et ce soir nous viendrons dîner à ton restaurant… Et nous pourrons parler plus
longuement.
Le visage de Fernand s’assombrit
tout à coup.
-
Le restaurant, dit-il, je le fais plus…
-
C’est pas vrai !... Tu avais le
meilleur restaurant de toute la vallée des Baux.
Sans le faire exprès, j’avais
touché au point sensible. D’un ton bté, Fernand avait précisé :
-
Si je l’ai fermé, c’est que j’avais mes
raisons…
-
Tu avais moins de clients ?
-
Les clients, il fallait qu’ils retiennent
huit jours à l’avance…
-
Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?...
Avant de me répondre,
Fernand hocha lomguement la tête. Puis il avala pensivement son verre. Puis il
posa les deux mains sur le comptoir et, me regardant droit dans les yeux :
-
Je vais te dire pourquoi j’ai renoncé à
donner à manger à mes semblables… Eh bien, parce qu’ils ne le méritaient plus.
C’est comme je te le dis… Les gens, maintenant, ils acceptent de manger n’importe
quoi, à condition de la payer plus cher qu’ailleurs.
Il dut lire un certain
étonnement dans mon regard :
-
C’est comme je te le dis… Et je sais de
quoi je parle… Les gens, ce qu’ils veulent aujourd’hui, c’est des rideaux aux
fenêtres et des bougies sur la table. Mais ce qu’il y a dans leur assiette, ça
ne les intéresse pas. Ici, il n’y a jamais eu de bougies sur la table. Il n’y
avait même pas de nappe. Ni de menu. Tout se passait dans l’assiette. Et,
crois-moi, ce qu’il y avait dans l’assiette, était toujours un chef-d’œuvre.
-
Mais je me souviens très bien, dis-je.
Il poussa un profond
soupir :
-
Maintenant, tu accroches une panetière au
mur, tu mets des santons sur une étagère et des taraillettes d’Aubagne avec des
serviettes tissées à la main. Et le plus gros du travail est fait. Après, tu n’as
plus qu’à aller acheter des pizzas au boulanger et à les faire réchauffer. Et,
attention. Surtout, n’oubliez jamais de coller les étiquettes dorées sur les
bouteilles de Mostaganem, sinon tu pourras jamais les faire payer au prix du bourgogne
vieux. Mais moi, Monsieur, non seulement je suis un honnête homme, mais je suis
un restaurateur et pas un entrepreneur de spectacles. Tu te souviens de mes
chachas ?
-
Et de leurs tartines !... J’en ai l’eau
qui me vient à la bouche.
Fernand prit un air
solennel.
-
Dans le chacha, ce qu’il y a de meilleur,
c’est la tartine… Sur le pain de campagne cuit à la braise de bois d’olivier…
Alors, j’ai refusé de continuer à nourrir des mangeurs de biscottes.
-
Mais il y a encore de vrais gourmands.
-
Eh bien, s’il en reste, ils souffrent pour
les autres… Tu ne crois pas que je vais continuer à me lever à cinq heures pour
faire réchauffer de la daube que j’ai fait cuire la veille. Tu as plus qu’une
personne sur cent qui est capable de faire la différence…
-
Et ta décision est irrévocable…
-
Absolument !
-
C’est dommage… Et tu as pris ta décision
quand ?
-
L’année dernière. Quand ma pauvre
belle-mère est morte. C’était elle qui faisait la cuisine. »
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