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dimanche 26 juillet 2020

Chronique de l’été 2020 (4)

Aimables lectrices, aimables lecteurs, bonjour. Aujourd’hui, je vous livre une histoire provençale d’Yvan Audouard qui s’intitule « Une décision mûrement réfléchie ».
« Ce jour-là, j’avais une course à faire au Paradou et,  malgré le mistral, je décidai de m’y rendre à bicyclette. De Fontvielle au Paradou, il y a tout juste cinq kilomètres. Mais je manquais d’entraînement. Et dès l’entrée du village je mis pied à terre, en proie à une soif de galérien. Je ne savais pas que j’avais rendez-vous avec ma jeunesse. C’est agréable de retrouver, par hasard, un ami qu’on n’a pas vu depuis vingt ans. Mais on a beau se répéter avec ravissement Tu n’as pas changé… Tu es toujours le même ! , on est obligé de constater que l’autre a pris un assez joli coup de vieux. Oui, ce pauvre Fernand ne ressemblait plus tout à fait à l’image que je me faisais de lui. Au Paradou, j’y passe au moins une fois par semaine et un quart de siècle s’était écoulé sans que je le rencontre. Pourtant, il n’avait jamais quitté son village, et tenait toujours le café-restaurant à côté du lavoir, sous les platanes. On aurait dit qu’il n’avait jamais quitté son comptoir.
Oui, nous étions heureux de nous revoir. Mais Fernand ne me paraissait pas en grande forme et ne faisait à mes questions amicales que des réponses évasives :
-          La santé est bonne ?
-          Ça peut aller !
-          Les affaires marchent ?
-          Tout doucement !
-          Les petits ?
-          Ils poussent !
Soudain un doute me prit :
-          Tu sais, Fernand, dis-je, si je t’ai pas vu pendant tout ce temps, c’est une fatalité : j’ai souvent pensé à toi…
Le visage de mon vieil ami s’épanouit :
-          Tu t’imagines pas que je suis fâché… Pour moi, c’est comme si je t’avais quitté hier. Tu ouvres la porte et je te dis : Salut mo beau… Qu’est-ce que tu prends ?
Nous nous sommes donnés l’accolade (au fond, c’est par là que nous aurions dû commencer). Et ce fut un moment très fraternel, très chaleureux. Mais je’ sentais dans le regard de mon ami une certaine tristesse.
-          Ecoute, dis-je, je vais prévenir ma femme, et ce soir nous viendrons dîner à ton restaurant… Et nous pourrons parler plus longuement.
Le visage de Fernand s’assombrit tout à coup.
-          Le restaurant, dit-il, je le fais plus…
-          C’est pas vrai !... Tu avais le meilleur restaurant de toute la vallée des Baux.
Sans le faire exprès, j’avais touché au point sensible. D’un ton bté, Fernand avait précisé :
-          Si je l’ai fermé, c’est que j’avais mes raisons…
-          Tu avais moins de clients ?
-          Les clients, il fallait qu’ils retiennent huit jours à l’avance…
-          Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?...
Avant de me répondre, Fernand hocha lomguement la tête. Puis il avala pensivement son verre. Puis il posa les deux mains sur le comptoir et, me regardant droit dans les yeux :
-          Je vais te dire pourquoi j’ai renoncé à donner à manger à mes semblables… Eh bien, parce qu’ils ne le méritaient plus. C’est comme je te le dis… Les gens, maintenant, ils acceptent de manger n’importe quoi, à condition de la payer plus cher qu’ailleurs.
Il dut lire un certain étonnement dans mon regard :
-          C’est comme je te le dis… Et je sais de quoi je parle… Les gens, ce qu’ils veulent aujourd’hui, c’est des rideaux aux fenêtres et des bougies sur la table. Mais ce qu’il y a dans leur assiette, ça ne les intéresse pas. Ici, il n’y a jamais eu de bougies sur la table. Il n’y avait même pas de nappe. Ni de menu. Tout se passait dans l’assiette. Et, crois-moi, ce qu’il y avait dans l’assiette, était toujours un chef-d’œuvre.
-          Mais je me souviens très bien, dis-je.
Il poussa un profond soupir :
-          Maintenant, tu accroches une panetière au mur, tu mets des santons sur une étagère et des taraillettes d’Aubagne avec des serviettes tissées à la main. Et le plus gros du travail est fait. Après, tu n’as plus qu’à aller acheter des pizzas au boulanger et à les faire réchauffer. Et, attention. Surtout, n’oubliez jamais de coller les étiquettes dorées sur les bouteilles de Mostaganem, sinon tu pourras jamais les faire payer au prix du bourgogne vieux. Mais moi, Monsieur, non seulement je suis un honnête homme, mais je suis un restaurateur et pas un entrepreneur de spectacles. Tu te souviens de mes chachas ?
-          Et de leurs tartines !... J’en ai l’eau qui me vient à la bouche.
Fernand prit un air solennel.
-          Dans le chacha, ce qu’il y a de meilleur, c’est la tartine… Sur le pain de campagne cuit à la braise de bois d’olivier… Alors, j’ai refusé de continuer à nourrir des mangeurs de biscottes.
-          Mais il y a encore de vrais gourmands.
-          Eh bien, s’il en reste, ils souffrent pour les autres… Tu ne crois pas que je vais continuer à me lever à cinq heures pour faire réchauffer de la daube que j’ai fait cuire la veille. Tu as plus qu’une personne sur cent qui est capable de faire la différence…
-          Et ta décision est irrévocable…
-          Absolument !
-          C’est dommage… Et tu as pris ta décision quand ?
-          L’année dernière. Quand ma pauvre belle-mère est morte. C’était elle qui faisait la cuisine. »

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