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jeudi 9 juillet 2015

Le cabot de Fortunio (53)

Enfin, j’arrive au fanion. Je pose l’attaché-case, je jette un coup d’œil vers le haut de la dune mais je ne vois qu’un gars, debout dans une Jeep, qui me fixe avec des jumelles. Comme prévu, je recule de cinquante pas puis j’attends. Un gars passe à côté de la Jeep, il tient quelqu’un par le bras, c’est certainement Eliane. Une émotion intense me traverse mais je me reprends. Je sais que je dois absolument rester calme. Je les vois s’avancer, Eliane tient un linge blanc pour se couvrir la tête. Je les traite intérieurement de salauds, ils auraient pu lui filer de quoi se couvrir. Calmos, pensé-je…
Ils descendent, c’est long une borne dans ces conditions. Maintenant qu’ils s’approchent, je reconnais Eliane, elle semble très fatiguée mais elle a le soleil dans les yeux et c’est peut-être ce qui la fait grimacer. Le gars la fait arrêter à une bonne cinquantaine de mètres, on va pas mégoter me dis-je mais je jette un coup d’œil en arrière : Paréguy voit la scène avec ses jumelles et il ne bronche pas. A cette distance, je vois qu’il ne la tenait pas par le bras mais par un des côtés d’une paire de menottes. Il s’arrête et lui menotte les deux poignets.
Le gars s’avance jusqu’au poteau. Il jette un coup d’œil dans ma direction puis se penche, il ouvre la valise, passe une main dedans, referme et fait un signe du pouce en direction de son complice. Nanti de la valise, il revient vers Eliane. Une fois à sa hauteur, il lui enlève les menottes, lui fait signe de me rejoindre et continue en direction de ses complices. Eliane s’avance doucement. Je voudrais aller à sa rencontre mais Paréguy m’a bien briffé, je ne bouge pas. Le gonze à la valoche monte rapidement puis, d’un coup, il oblique sur sa gauche. Ça me paraît étrange et je jette un œil vers le sommet de la dune. Un gars avec un fusil à lunette est debout dans la Jeep. Il tire. Je vois Eliane tituber, elle fait un pas, un autre, puis elle tombe face contre terre, les bras en croix. Elle tient toujours dans la main droite le linge blanc. Il flotte doucement, comme un appel au secours. J’entends une autre détonation. Paréguy me crier de me coucher.
Je n’hésite pas, je ne me coucherai pas, il n’est pas question de laisser continuer ces ordures. Je fonce vers Eliane, j’entends encore tirer, je continue. Paréguy s’époumone derrière moi mais il peut toujours les cracher, ses poumons, je fonce. Je suis maintenant à côté d’Eliane. Il y a un trou rond bordé de rouge dans le dos de sa chemise blanche. Je ne détaille pas, je la redresse et la charge sur mon dos. Elle tient toujours son bout de tissu serré dans la main droite.  Paréguy gueule encore. Qu’importe, je reviens droit vers lui. Derrière, ils continuent à tirer Je sais bien que nous faisons une cible de choix mais je fais ce que j’ai à faire. Je transpire comme une vache, comme un bœuf, comme un océan. J’ai de l’eau salée dans les yeux, je m’enfonce dans le sable avec l’impression de porter une tonne sur le dos. Chaque pas me coûte un effort terrible. Il me semble avancer comme une tortue avec sa carapace sur le dos. Mes pieds reculent comme repoussés par le sable. Je ne pense plus à rien sinon à filer droit devant moi. Je pense seulement à cette ritournelle de soldat, quand il faut serrer les dents et avancer : « Il a des des bott’Bastien, il a des bott’Bastien, il a des bott’il a des bott’Bastien… ». Je ne suis plus qu’une boule de volonté brûlante et dure, les yeux trempés de sueur, dents serrées, dur comme du bois. Tout à coup j’entends Paréguy qui hurle :
-          Jacques, tourne à droite ! Connard ! Fonce à ta droite, bordel ! Laisse-nous tirer !

Je comprends en un éclair, ma réaction est instinctive. Je vais au plus vite sur ma droite, libérant le champ de tir. Les gondolais peuvent maintenant riposter et ils ne s’en privent pas. Je fais un large détour, il me semble marcher sur des kilomètres, je n’entends même plus le bruit de la fusillade. Au bout d’un temps infini, j’arrive enfin près des camions. Deux soldats m’aident à mettre Eliane à l’ombre. Donno et Gheusy s’approchent. Je suis épuisé et tombe à genoux. Donno se penche vers Eliane et prend son pouls.
(à suivre...)

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