Auditrices et
auditeurs qui m’écoutez, bonjour. « En
quittant son vaisseau, aux voiles fatiguées dans les mers, Ulysse revint riche
d’espace et de temps » (Ossip Mandelstam).
De retour à
Ithaque, Ulysse a certainement ramené bien des motifs de satisfaction à Pénélope pour agrémenter son interminable
tapisserie : il a rencontré la nymphe Calypso, la princesse Nausicaa, la
magicienne Circé, il a affronté le chant des sirènes et le Cyclope. Grâce à son
intelligence rusée, sa métis, il
s’est sorti des situations les plus difficiles et les plus scabreuses. Il en a
vu des choses et si ses voiles sont fatiguées sa ruse est toujours en éveil.
De nos jours,
il faudrait être Ulysse pour arpenter nos routes, qu’elles soient vicinales,
communales, départementales ou nationales car de mystérieux quoique subtils
hiéroglyphes apparaissent au sol, auxquels le commun des mortels n’y entrave
que pouic : des cercles, des carrés, des flèches, des cercles fléchés, des
cercles yin et yang ou avec des croix, des ovales, des ankhs, j’en passe car
les mots me manquent. Le plus étonnant est de pouvoir, parfois, admirer les
hiératiques scribes fluogiletés qui pratiquent cette cabalistique
routière : les avez-vous vus, l’air important, sanglés dans leurs gilets,
la bombe BTP au bout des doigts ? Dans les meilleures occasions, ils sont
surmontés d’un casque dit de chantier, de couleur rien moins que discrète. Ils
vont souvent par deux, par trois, flanqués de chefs de toutes sortes. D’abord
il y a le chef, le vrai, le seul, le pur mais il est rare qu’il participe à ce
genre de réjouissances. Ensuite, la chefferie se décline suivant nombre de
possibilités : il y a les sous-chefs, les chefs-adjoints et les cadres
intermédiaires. On les remarque au fait qu’ils ont toujours un peu de recul sur
le groupe afin de pouvoir garder le geste ample et la parole altière. Ensuite,
il y a les entre-chefs qui sont à la chefferie ce que le jambon est au
sandouiche. Puis les contre-chefs qui sont à la maîtrise ce que le contre-ténor
est à la musique, une voix flûtée sous les nuages. Et tous ces cadors, l’air
grave et l’œil vers le bitume, discourent entre eux jusqu’à ce que, soudain,
celui qui est équipé de la bombe fluotante tende un bras impérieux et
scriptural afin de délivrer son abscons message sur le goudron qui n’en peut
mais.
Alors, pour
nous qui ne sommes en rien des Champollion et qui ne savons rien de ces savants
idéogrammes, il ne nous reste plus qu’à mélancoliquement supputer sur ces
mystérieux signifiants. Car ces inscriptions ne sont pas forcément suivies
d’effets visibles, de travaux routiers ou de pose de mobilier urbain. En fait,
tout se passe comme si des bureaux d’études venaient réaliser ces graffiti
techniques afin d’annoncer des réalisations possibles, probables mais putatives.
Cela fait plaisir aux élus, cela rassure et intrigue la population et surtout
cela rassérène le commentateur qui voit par-là que l’argent public n’est pas
dépensé en vain.
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