-
Oui, nous en reparlerons. Mais Anna ne survécut
pas longtemps à sa déchéance et ce fut au tour de René de sombrer dans la
dépression. Il avait heureusement quelques amis qui s’occupèrent de ses
affaires en attendant qu’André soit en mesure de prendre les rênes. A sa
majorité, André reprit les affaires de son père et il le fit héberger dans une
maison de soins. Emilienne sentit que le moment était venu pour elle de quitter
La Furetière. Elle savait que jamais elle ne dirait la vérité à André. Et elle
retourna donc à Nantes.
-
Donc Anna et René n’ont eu qu’un seul
enfant ? demande Pijm.
-
Ils n’ont élevé que cet enfant qui n’était pas
le leur, ils n’ont jamais pu en avoir eux-mêmes, répond Tin Quiète. André est
maintenant responsable des affaires de son père. Petit à petit, il se rend
compte avec horreur que sa fortune a été bâtie sur des trafics en tous genres,
y compris le trafic d’armes et la traite des esclaves. André se défera le plus
rapidement possible de toutes les participations que son père avait dans ces
entreprises qui n’étaient pas forcément frauduleuses mais qui faisaient honte à
André. Il ne pouvait comprendre comment René avait pu accepter de s’enrichir de
cette manière. Bien sûr, il avait hérité des affaires de son père, André Destel
numéro 1. Mais il avait apparemment continué et amplifié les trafics
douteux de celui-ci. La détermination d’André 2 de liquider certaines
affaires qu’il n’approuvait pas souleva de vives critiques de la part de Me
Bernard père, qui était un des amis qui avaient assuré la gestion du
patrimoine d’André en attendant sa majorité. André tint bon mais il n’alla pas
jusqu’à jeter aux orties son patrimoine. Il revendit ses parts dans les
affaires qui ne lui plaisaient pas et replaça l’argent ailleurs. A la grande
surprise de Me Bernard père, cela se révéla extrêmement judicieux.
Toutefois, André ne se plaisait pas dans les affaires, il était plus attiré par
la vie artistique et littéraire et, comme il était souvent appelé à la capitale
pour son travail, il y faisait de longs séjours, fréquentant les théâtres, les
librairies, les musées et les galeries. Il épousa une jeune femme, Gabrielle,
qui avait les mêmes goûts. Mais la Furetière restait leur port d’attache. André
avait décrit à Gabrielle la soirée de récital de sa tante Juliette et ils
rêvaient tous deux d’organiser dans ce cadre une fête aussi intense que la
première. Ils eurent un seul enfant, Etienne, que tu as vu lui aussi ce soir. L’oncle
et la tante de Gabrielle vinrent s’installer à La Furetière et prirent en
charge l’éducation d’Etienne. Ce couple fortuné n’avait pas eu d’enfants et ils
reportèrent sur Etienne l’affection qu’ils auraient eue pour un fils. Le rêve
d’André et Gabrielle ne se réalisa pas ; au cours d’un voyage en Provence,
leur coche versa brutalement dans un ravin et ils ne survécurent pas à une
telle chute. Etienne était maintenant orphelin mais pas abandonné puisque
l’oncle et la tante de Gabrielle étaient toujours là. Elevé à la campagne, il
ne rêvait pas de partir pour la ville comme ses parents. Sa fortune avait été
investie dans des placements moins rentables que du temps de René mais bien moins
douteux. L’oncle, qui se chargea jusqu’à sa majorité de gérer sa fortune,
n’était pas doué pour la finance et Etienne, à sa majorité, ne le sera pas
plus. Mais il lui restera de quoi continuer à vivre largement et à entretenir
La Furetière. Il fit améliorer encore le parc et la terrasse. Etienne aimait
marcher et il connaissait bien la campagne environnante, il visitait les fermes
alentour et rencontrait les plus vieux des paysans de la région. Un d’entre eux
entre autres, le patriarche du coin, lui avait parlé de la petite église où
nous sommes en ce moment. Agé de 102 ans, cet homme avait connu le bâtiment
dans un état encore acceptable. Cette petite église avait fait l’objet de bien
des polémiques car elle avait été édifiée il y a fort longtemps. Elle n’avait
jamais été consacrée car elle devait être dédiée, selon la volonté de ses
bâtisseurs, à Fullin, un martyr local qui n’avait jamais été sanctifié mais qui
était resté dans les légendes et traditions. De plus, cette église ne
rassemblait aucune communauté. Les autorités ecclésiastiques refusèrent
toujours de consacrer l’édifice. Etienne avait longuement compulsé les archives
et écouté le patriarche. Cette église avait été entretenue au fil des siècles
et n’avait été abandonnée qu’au moment de la révolution, sans pour autant faire
l’objet de vandalisme. Ce qui intriguait le plus Etienne, ce fut l’affirmation
de l’ancien qui prétendait que La Furetière et l’église étaient reliées par un
souterrain qui permettait aux anciens propriétaires d’aller et venir
secrètement entre les deux édifices. Mais là s’arrêtait ce qu’Etienne avait pu
entendre du vieillard ou lire dans les archives. Il savait qu’une partie des
caves de La Furetière avait été bâtie bien avant que la partie de maison à côté
de la tour n’existe. Soit cela avait été la base d’un ancien bâtiment, soit il
s’agissait de réserves à grain creusées dans le rocher. La cave sous la tour ne
disposait que de deux petites fenêtres effilées et en forme de meurtrières. La
hauteur sous plafond était à peine d’un mètre quatre-vingt, il s’agissait plus
d’un réduit obscur et humide que d’une cave. Etienne fit quelques recherches,
mais il ne pouvait consacrer tout son temps à cela car il avait aussi de
l’intérêt pour ses métairies et les terres de sa propriété. Un jour d’automne,
il reçut un courrier d’un nommé Vinié. Cet homme et son épouse voulaient le
rencontrer. Ils avaient entendu parler du fameux récital de Juliette, non
seulement par André et Gabrielle qu’ils avaient connus, mais par d’autres
sources aussi. Leur souhait était de produire un autre récital, tant d’années
après, dans ce cadre qu’on leur avait tant vanté. Il demandait donc à Etienne
s’il accepterait de les recevoir pour parler de ce projet. Une jeune cantatrice
de talent avait été pressentie et avait accepté avec empressement. En effet, si
le récital de Juliette Destel avait eu lieu devant un auditoire réduit, la
qualité et l’ambiance féerique de cette représentation étaient restées dans les
mémoires comme un moment exceptionnel auquel le nom de Juliette restait
toujours attaché. Malgré une certaine réticence, Etienne accéda à la demande de
monsieur Vinié. Celui-ci vint donc avec son épouse Edmonde rencontrer Etienne.
Il était accompagné d’Henri Sarlovèze, ami de longue date de la famille Destel.
Etienne fut très vite acquis au projet des époux Vinié. En outre, ceux-ci se
proposaient de s’occuper de tout ou presque, autant financièrement que pour
l’organisation de cette soirée. Leur seule demande était qu’Etienne accepte de
prêter son domaine et de présider la soirée en tant que maître de maison. On
fixa une date au mois de juillet de l’année suivante, en fonction de la lune
bien sûr et avec l’espoir d’un temps favorable. Etienne aurait le choix d’une
petite partie des invités, les Vinié se réservant le choix du reste. Leur
demande était aussi de pouvoir envoyer des personnes de confiance au cours des
mois à venir afin de préparer le concert. Etienne accéda à toutes ces demandes.
Après leur départ il avait un peu le tournis, il avait vécu jusqu’ici en
gentilhomme campagnard sans se préoccuper d’invitations ou de fêtes. Et l’oncle
et la tante qui l’avaient élevé, maintenant retirés dans une maison en ville, étaient
des gens assez casaniers. L’hiver arrivait, mais dès le printemps il aurait à
recevoir du monde. Il mit donc à profit les mois d’hiver pour faire venir des
artisans qui rafraîchirent les peintures et les tapisseries des chambres, il
fit embellir les cheminées en marbre de la salle à manger et du salon. Il fit
aussi créer des chambres au deuxième étage de la tour, démolir les cloisons en
bois pour faire des cloisons en briques plâtrées. Il fallait attendre que le
plâtre sèche et le temps manqua pour les peindre. Il voulait garder la
bibliothèque qui contenait des livres amassés depuis André 1er,
mais il la fit aussi nettoyer et repeindre. Une certaine inquiétude montait en
lui, mais il se sentait fier et heureux de pouvoir accueillir une telle soirée
qui perpétuerait le souvenir de sa grand-tante Juliette. Il mit Emilienne au
courant et, bien sûr, l’invita tout en lui demandant son accord car Emilienne
était toujours propriétaire de la maison en indivision avec Etienne. Celle-ci,
en raison de son âge, préféra décliner cette invitation. Le voyage, dit-elle,
la rebutait. Elle ajouta aussi que ce serait pour elle une émotion importante
si la soirée était réussie ou une déception encore pire si la soirée devait se
résumer à une pâle copie de celle qu’elle avait vécue. Mais Emilienne, dans sa
lettre, remercia Etienne d’être attaché au souvenir de Juliette. Et elle donna
donc l’accord demandé. L’hiver passa vite avec tous ces travaux, sans compter
les aménagements extérieurs. Dès la fin de l’hiver, Etienne reçut un courrier lui
annonçant la venue, pour environ deux semaines, de trois personnes, deux
messieurs et une dame, chargées par les époux Vinié de préparer l’organisation
du concert. Il était prêt pour les accueillit, et on mit les petits plats dans
les grands. Lorsqu’ils arrivèrent, il y eut un moment d’hésitation, Etienne ne
savait pas s’il y avait un couple ou s’ils souhaitaient trois chambres
séparées. Un des deux messieurs lui dit alors que lui et l’autre homme, si leur
hôte ne s’en offusquait pas, auraient aimé avoir une chambre et un lit communs.
Un peu surpris, Etienne réagit avec un sourire et leur dit qu’à la
campagne on est toujours prêt à
comprendre les choses. Il leur suggéra de ne pas trop afficher leurs
préférences à l’extérieur néanmoins. Mais pour leur logement, il ne voyait
aucun inconvénient à leur donner une chambre commune. Quant à la dame, tu vas
très vite comprendre ce qui se passera. Elle se prénommait Diane.
-
Alors c’est elle que j’ai vue ce soir ?
Demanda Pijm.
(à suivre...)
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