Pijm, comme hypnotisé, répétait les paroles
en même temps que le petit homme.
-
Aucun de celles et ceux qui étaient présents
n’oubliera jamais cette heure magique, reprit Tin Quiète. Quand Juliette eut
fini, il y eut un silence de quelques secondes, puis les applaudissements
éclatèrent. L’assemblée se mit debout pour applaudir, à l’exception d’Emilienne,
toujours impassible, et d’André sur le genou duquel elle avait posé sa main. Ce
n’est que lorsque Juliette vint vers elle qu’elle se leva. Juliette la serra
dans ses bras, puis la tenant par les épaules, la regarda et vit deux larmes
couler sur les joues d’Emilienne qui lui murmura : « même
lorsque le nuage le cache, le soleil reste au firmament… » . Après un
bref sourire, elle se ressaisit et passa dans l’ombre des grands arbres avant
de rentrer dans la maison pour regagner une chambre qui lui avait été préparée.
René remercia les invités qui repartirent lentement dans la nuit avec leurs
voitures à chevaux. Il fit rentrer Anna et André dans la maison, puis ressortit
pour accompagner avec Juliette les musiciens vers leurs chambres. Emilienne
repartit dès le lendemain, ignorant encore qu’elle reviendrait bientôt à La
Furetière. Juliette resta encore deux ou trois jours puis repartit aussi. Elle
ne savait pas qu’elle ne reviendrait jamais.
-
Elles ne se reverront donc pas ? Demande
Pijm.
-
Non. Car Juliette mourra moins d’un an plus
tard. Elle contractera une pneumonie sur le bateau qui la menait de Carthagène
à Palerme. Elle fut débarquée à Tunis pour y entrer dans un hôpital, mais la
maladie l’a emportée. Son corps sera ramené en France et elle sera inhumée à Toulouse.
-
Et Raymond ?
-
Pas si vite, il me faut encore parler de René et
surtout d’Anna. Et du retour d’Emilienne. Cette soirée fut un moment culminant
dans l’histoire de cette maison. André modifiera ultérieurement une partie de
l’intérieur, fera agrandir les écuries et créera la gloriette, mais la maison était terminée dans la forme où tu
l’as vue. Le parc, car c’était vraiment un parc, entourait la maison. Le
récital de Juliette a vraiment couronné cette période. Mais déjà, Anna avait
commencé à être malade.
-
Elle aussi ? s’étonne Pijm.
-
Oh oui, mais c’est d’une maladie de l’esprit
plus que du corps. J’ai déjà dit, je pense, qu’Anna devenait dépressive. Les
périodes de dépression se succédèrent et, dans son isolement, elle devint aussi
d’une jalousie maladive. Elle avait, pendant ses accès de jalousie, un
comportement qui devenait excessif et violent. Pendant les périodes de
dépression qui suivaient, elle avait tenté une fois de mettre fin à ses jours.
René était souvent absent et les quelques domestiques de la maisonnée avaient
bien du mal avec elle. La gouvernante qui avait été engagée pour s’occuper
d’André demanda à ce qu’une garde-malade, ou une infirmière, soit auprès
d’Anna. Mais Anna ne voulait pas en entendre parler et René dut interrompre un
de ses voyages d’affaires pour revenir à La Furetière. Il ne pouvait rester
indéfiniment, il lui fallait trouver une solution. Il écrivit à Emilienne pour
la supplier de revenir à La Furetière s’occuper d’Anna. Emilienne revint. Elle
prit tout en main. La petite fille à qui Anna avait arraché son enfant n’était
plus. Anna sentit s’abattre sur elle la chape de plomb qu’elle avait naguère
posée sur sa petite belle-sœur. Froide et taciturne, Emilienne devint maîtresse
dans la maison. Anna fut assignée à résidence dans sa chambre la nuit et dans
un fauteuil de la salle à manger la journée. En quelques mois, l’altière
maîtresse de maison devint une petite vieille quasiment sénile, cette femme que
tu as vue ce soir derrière la fenêtre. Plus de scènes, plus de crises, René
pouvait être rassuré. Mais sa sœur commençait à lui faire peur. Il voulut
l’écarter, la renvoyer à Nantes, mais il était trop tard. Emilienne régnait sur
La Furetière, sur son frère et sa belle-sœur. Elle ne témoignait de tendresse
qu’à André. A cette époque aussi, elle tenta d’écrire à Raymond, mais en
l’absence de réponse, elle ne sut jamais si ses lettres étaient arrivées à
destination.
-
Il était encore vivant ? Demande Pijm
(à suivre...)
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