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jeudi 22 novembre 2018

Le temps de l'éternité (30)


Il y avait à la suite un autre feuillet tapé à la machine :

« A l’attention de Sylvain-Antoine Beylet, fondé de pouvoir de la banque Laquiet :
Monsieur,
Vous allez entrer en possession du domaine de La Furetière. Il s’agit d’une propriété de soixante-cinq hectares avec un château, des dépendances et une métairie. Il est important que vous sachiez que je suis entré en possession de ce domaine de la même manière que vous le ferez, c'est-à-dire à titre gratuit.
Ce domaine appartenait à Heinrich Füllen, archéologue, qui l’avait acquis dans le cadre de ses recherches scientifiques. Malheureusement pour lui, il a été mobilisé à la déclaration de guerre en 1939 et d’autre part il craignait d’être arrêté en tant qu’allemand sur le sol français et de voir ses biens confisqués. Il m’a donc fait donation de sa propriété en me demandant de m’engager à la lui restituer une fois la paix revenue. J’avais accepté cet engagement.
Après l’armistice de 1940, j’avais espoir de revoir monsieur Füllen car je savais qu’il était très attaché à la poursuite de ses travaux à La Furetière. Je reçus une lettre de lui en mars 1941. Il m’annonçait qu’il partait pour l’Afrique mais qu’il pensait toujours pouvoir revenir en France. Depuis, je suis resté sans aucune nouvelle de sa part et j’ignore s’il a eu une nouvelle affectation ou s’il a subi un sort plus triste. Quoiqu’il en soit, je vous demande de prendre l’engagement de restituer à Monsieur Heinrich Füllen le domaine de La Furetière au cas où il vous contacterait. Je vous demande aussi de faire des recherches le concernant si la guerre devait se terminer.
Je vous suis reconnaissant de prendre soin de ces biens et j’espère que nous pourrons nous retrouver en des temps moins troublés.
Avec ma haute considération.
Charles Schwarzbach. »

Et un dernier feuillet, la lettre de Füllen adressée en 1941 à Charles Schwarzbach :

« Mon cher Charles,
Bien des choses se sont passées depuis que nous ne nous sommes vus. Je vous écris en langue française et j’espère me la remémorer suffisamment car je n’ai pas eu la possibilité de la pratiquer depuis que j’ai quitté la France en 1939. Je pense que vous serez indulgent si je commets quelques fautes.
Vous comprendrez que je ne peux pas me permettre de vous donner des précisions sur mes activités passées comme présentes, cela n’est pas autorisé. Je peux seulement vous dire que je vais partir pour l’Afrique où, vous le savez certainement, nos armées ont aussi ouvert un front. Je ne peux en dire plus.
Mon désir le plus fort est que cette guerre se termine et que je puisse revenir en France. J’ai commencé un travail que je dois continuer et mener à bonne fin puisqu’il me concerne personnellement. Cette guerre m’en a empêché jusqu’à présent, j’ai tenté de faire des demandes au plus haut niveau afin d’être autorisé à revenir en France mais je n’ai plus insisté à partir du moment où mon supérieur m’a dit que je courais un risque, celui d’être suspecté de vouloir au mieux me planquer et au pire déserter. Plus personne ne s’intéresse à ces recherches et Otto, en échouant et en disparaissant, a laissé un terrain miné. Je devrai donc reprendre ce travail seul et avec mes propres moyens. Heureusement, je sais que je peux compter sur vous, mon cher Charles, mon ami très fidèle à qui j’ai confié le sort de Ma Recherche.
Je suis sûr de mes hypothèses, ce que je recherche est bien à La Furetière. Je ne peux pas vous dire comment je l’ai su car c’est une histoire vraiment extraordinaire. Je peux seulement vous raconter où et comment j’ai trouvé la piste qui m’a amené à La Furetière.
Vous savez que, parallèlement à mes études d’ingénieur, j’ai fait des études d’histoire de l’art, je ne suis venu à l’archéologie et à l’histoire que plus tard, après ma première découverte faite en visitant les réserves de la Pinacothèque de Munich. J’y ai découvert un curieux tableau attribué à un certain Deschamps et daté de la fin du 15ème siècle. Ce tableau avait un titre dont on ne pouvait savoir s’il avait été donné par le peintre lui-même : Le martyre de Saint Fullin. Vous pouvez comprendre mon étonnement, il y avait presque une homonymie avec mon nom ! Ce tableau représentait une scène dans une clairière, au centre un homme décapité tient en mains sa propre tête qu’il brandit au plus haut, une tête rayonnant de mille feux, comme auréolée mais dont on ne distingue pas les traits. Je me suis immédiatement lancé dans des recherches mais ce Deschamps n’est pas connu, on ne connaît que ce tableau de lui et on a du mal à le situer dans une école, une région, un pays. Pour ce qui est d’un Saint Fullin, on ne trouve rien dans l’hagiographie catholique mais j’ai eu de la chance car un assistant du conservateur est venu à mon aide. Il y a bien eu un Fullin martyr de la foi chrétienne. Il n’a jamais été béatifié. Selon la légende, au 5ème siècle, il aurait été décapité et, selon la tradition  des céphalophores, aurait brandi sa tête face à ses persécuteurs qui se seraient enfuis, épargnant ses compagnons qui ont édifié une église sur le lieu du supplice.
Je résume mon histoire, l’assistant m’a mis en contact avec un historien de Toulouse qui m’a fait rencontrer plusieurs personnes érudites et passionnantes, je dirais même passionnées. J’ai séjourné plusieurs fois dans la région de Toulouse et j’ai visité le pays cathare. Au début, mes recherches sont parties un peu dans tous les sens puis j’ai compris que je devais me centrer sur ce personnage de Fullin. Pour moi, il y avait un lien entre ce martyr et les cathares. Et ce lien, c’était ce tableau que j’avais vu. Ce Deschamps était, j’en suis sûr, un peintre inspiré, mystique et pourquoi pas un illuminé. Ce que tient Fullin au-dessus de ses épaules, ce n’est pas sa tête mais un calice rayonnant. Vous aurez compris, mon cher ami, ce que je veux dire par là ! Le message du tableau est clair : Fullin est mort pour ce calice mais ses ennemis n’ont pas osé s’en emparer et ce calice est resté sur les lieux, il a été caché dans cette église. Ce calice, vous l’avez bien compris, est autant un objet magique que mystique. Evidemment, même dans le milieu toulousain, je ne trouvai personne pour me comprendre, il y avait eu la banqueroute d’Otto et personne n’aurait misé un sou sur mes recherches.
Je finis tout de même par découvrir où était cette église. Elle avait perduré à travers les siècles, entretenue par les propriétaires des lieux mais non reconnue par la hiérarchie religieuse. Elle tomba en ruine au 18ème siècle et fut détruite après la révolution, non par des révolutionnaires mais par un nouveau propriétaire qui fit récupérer les pierres pour agrandir le château de La Furetière. Vous comprenez que par ces pierres, le château a été largement imprégné de toute cette histoire et c’est pour cette raison que j’ai acquis, par une chance inouïe, le domaine de La Furetière. J’étais sur place lorsque j’appris qu’il allait être vendu aux enchères. Je venais de faire un héritage et disposais d’un peu d’argent. Le domaine avait été mis en vente mais n’avait pas trouvé preneur. Une deuxième mise aux enchères eut lieu, à laquelle je me rendis. Je me retrouvai seul à me porter acquéreur et emportai donc la vente. Cela, vous le savez puisque c’est vous qui, en tant que banquier, avez réalisé les transferts de fonds.
J’ai à peine eu le temps de commencer mes recherches sur place mais je suis certain d’une chose, il reste toujours trace de l’église et j’estime que sa construction remonte effectivement au  5ème  ou au plus tard au 6ème siècle. Pour moi, ce sanctuaire aurait aussi été un refuge pour des cathares au moment de la croisade qui a été menée contre eux. Je vous ferai grâce de toutes mes idées à ce sujet et je ne peux qu’espérer que nous nous retrouverons un jour pour en parler de vive voix. Je pense que vous avez déjà compris à demi-mot, si je puis dire.
Si je vous fais cette longue lettre, mon cher ami Charles, c’est pour que vous compreniez à quel point tout cela me tient à cœur et à quel point je compte sur vous.
Je sais que nous nous retrouverons un jour, la paix reviendra et nous pourrons nous revoir, mon cher Charles. Bien affectueusement à vous. Votre Heinrich. »

(à suivre...)

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