Appelez-moi
Fortunio - Prologue
Le hasard fait bien les
choses, dit-on quand cela nous arrange et, dans le cas contraire, on ne se
hasarde point à le dire. Je dirais pour ma part que le hasard ferait bien des
choses bizarres si l’on n’y prenait garde. Ainsi, moi qui habitais seul dans
une ferme isolée du Lot-et-Garonne, éleveur de vaches laitières, cochons,
couvée et autres, j’entendis par un soir de pluie tambouriner au portail de mon
étable. Une étable à l’ancienne avec des crèches, du foin et de la paille. Une
étable d’où l’on sortait encore le fumier à la fourche. En entendant ce
vacarme, je me dirigeai avec mon outil, précisément, vers le portail lorsqu’il
s’ouvrit sur un gars, trente ans environ, frappé de stupeur à la vue de mon
instrument à quatre pointes. « Oh ! Je ne vais pas vous
embrocher » dis-je en voyant son air effarouché. Le gars était trempé et
il m’expliqua bien vite qu’il s’était embourbé au bout de mon chemin en
croisant un gros camion. Il avait vu la lumière de la grange et venait voir
s’il y avait une possibilité de sortir son fourgon de la boue à l’aide d’un
tracteur. Cette perspective ne me réjouissait guère mais, à la campagne, un honnête
homme ne saurait refuser de l’aide à qui que ce soit dans la difficulté. Je
priai donc ce conducteur malheureux de me laisser finir le soin des bêtes après
quoi nous irions tenter de le dépanner.
Un paysan qui avait une
étable à l’ancienne n’avait pas non plus de cabine sur son tracteur et c’est
donc encapuchonné d’un gros imperméable que j’extirpai le véhicule de la boue.
Je suggérai au gars de descendre jusqu’à ma maison afin de passer un coup de
jet d’eau sur son fourgon.
Cela fait, il est aisé
d’imaginer que nous rentrâmes au chaud pour nous remonter le moral. Et, de fil
en aiguille, ou plutôt de câble en boulon, je lui proposai non seulement de
boire un coup mais encore de profiter d’un repas improvisé. Je sortis le pain
agenais de deux kilos, un pâté de campagne, un saucisson. Puis, avec une sauce
bolognaise préparée dans l’après-midi, j’accommodai un plat de spaghetti. Avec
tout cela, le vin à huit degrés que l’on trouvait encore dans nos campagnes.
Cinq-cents grammes de pâtes et trois litres de vin plus tard, nous étions
devant un café légèrement arrosé. Aidé par la chaleur, la nourriture et la
boisson, mon hôte avait commencé à me raconter une histoire étonnante qui venait
de lui arriver. Il s’interrompit brusquement en me regardant dans les yeux.
Puis après un bref silence, il me dit : « Je vous demande de garder
tout cela pour vous, vous êtes vraiment la première personne à qui je raconte
cette histoire. » Les yeux dans les yeux, je promis. On verra un peu plus
tard comment je me trouvai délié de ce serment.
Il continua donc son
histoire jusqu’à la fin, provisoire peut-être. Il était trois heures du matin,
nous étions épuisés l’un comme l’autre et je lui proposai une de mes chambres
pour y dormir. Il refusa poliment, me remercia en me disant être sûr qu’il me
revaudrait ce que j’avais fait pour lui. Il repartit en me laissant sa carte
professionnelle : Albert Forelle – Maçonnerie et béton armé.
*
Quelques jours plus tard,
je trouvai devant ma porte une splendide bourriche garnie de foie gras,
vin fin et chocolat. Avec une courte
lettre :
-
Cher ami, je voudrais encore vous
remercier pour votre aide et votre franche hospitalité. Je crains toutefois
d’avoir bien abusé de votre temps et de votre patience. Je ne sais si nous nous
reverrons un jour mais je voudrais mettre, en quelque sorte, un bémol à votre
engagement. J’ai vu dans votre maison pas mal de livres. Y compris dans votre
cuisine où poètes et philosophes voisinent avec des boîtes de légumes
secs : une bibliothèque de haricots en quelque sorte. Si un jour, l’envie
ou la nécessité d’écrire par vous-même vous prenait, je vous saurais gré de
raconter mon histoire mais en vous l’attribuant, cela serait plus amusant.
Quoiqu’il en soit, elle vous appartient maintenant, sous la seule condition de
la poser par écrit. Alors, avec encore toute ma reconnaissance, votre ami
Albert Forelle.
Bien des années passèrent
sans que j’eusse trouvé le temps et le courage de me mettre à écrire son
histoire. Les seules traces qui me restaient étaient dans mes souvenirs mais
aussi quelques notes griffonnées sur des feuillets épars, au gré de mon temps
libre. Et il passa encore bien de l’eau sous les ponts jusqu’au jour où je
reçus un autre colis, bien plus inattendu. Il contenait trois manuscrits de
trois histoires vécues par Albert Forelle. Il y avait aussi une longue lettre
d’accompagnement que je résumerai ainsi : il me demandait de relire, de
corriger et de mettre en pages ces ouvrages puis de les faire publier sous mon
propre nom car le véritable auteur se préparait à partir pour un très long
voyage et ne souhaitait pas se mettre en avant.
Cette demande était un
défi que me lançait Forelle, le genre de provocation à laquelle seul un ami
pouvait me confronter. « Lance-toi, si tu l’oses » semblaient me dire
ces manuscrits. Je ne pouvais que relever le défi et accepter cette vigoureuse
amitié qui m’était proposée. Je me mis au labeur aussitôt. Je réalisai un grand
travail de correction proprement dite mais je ne changeai rien au sens et au
déroulement des histoires. Ces trois livres ont été édités il y a quelques
années et, une fois tout ce travail terminé, je m’attelai à la rédaction de cet
ouvrage. Contrevenant à ce qu’il m’avait demandé, je ne me suis pas attribué
cette histoire mais la seule concession à son exigence fut de me présenter
comme le narrateur.
Bonne lecture, voici
l’aventure d’un rebelle et de sa bétonnière.
(à suivre...)
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