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jeudi 14 février 2019

Appelez-moi Fortunio (1)


Appelez-moi Fortunio - Prologue

Le hasard fait bien les choses, dit-on quand cela nous arrange et, dans le cas contraire, on ne se hasarde point à le dire. Je dirais pour ma part que le hasard ferait bien des choses bizarres si l’on n’y prenait garde. Ainsi, moi qui habitais seul dans une ferme isolée du Lot-et-Garonne, éleveur de vaches laitières, cochons, couvée et autres, j’entendis par un soir de pluie tambouriner au portail de mon étable. Une étable à l’ancienne avec des crèches, du foin et de la paille. Une étable d’où l’on sortait encore le fumier à la fourche. En entendant ce vacarme, je me dirigeai avec mon outil, précisément, vers le portail lorsqu’il s’ouvrit sur un gars, trente ans environ, frappé de stupeur à la vue de mon instrument à quatre pointes. « Oh ! Je ne vais pas vous embrocher » dis-je en voyant son air effarouché. Le gars était trempé et il m’expliqua bien vite qu’il s’était embourbé au bout de mon chemin en croisant un gros camion. Il avait vu la lumière de la grange et venait voir s’il y avait une possibilité de sortir son fourgon de la boue à l’aide d’un tracteur. Cette perspective ne me réjouissait guère mais, à la campagne, un honnête homme ne saurait refuser de l’aide à qui que ce soit dans la difficulté. Je priai donc ce conducteur malheureux de me laisser finir le soin des bêtes après quoi nous irions tenter de le dépanner.
Un paysan qui avait une étable à l’ancienne n’avait pas non plus de cabine sur son tracteur et c’est donc encapuchonné d’un gros imperméable que j’extirpai le véhicule de la boue. Je suggérai au gars de descendre jusqu’à ma maison afin de passer un coup de jet d’eau sur son fourgon.
Cela fait, il est aisé d’imaginer que nous rentrâmes au chaud pour nous remonter le moral. Et, de fil en aiguille, ou plutôt de câble en boulon, je lui proposai non seulement de boire un coup mais encore de profiter d’un repas improvisé. Je sortis le pain agenais de deux kilos, un pâté de campagne, un saucisson. Puis, avec une sauce bolognaise préparée dans l’après-midi, j’accommodai un plat de spaghetti. Avec tout cela, le vin à huit degrés que l’on trouvait encore dans nos campagnes. Cinq-cents grammes de pâtes et trois litres de vin plus tard, nous étions devant un café légèrement arrosé. Aidé par la chaleur, la nourriture et la boisson, mon hôte avait commencé à me raconter une histoire étonnante qui venait de lui arriver. Il s’interrompit brusquement en me regardant dans les yeux. Puis après un bref silence, il me dit : « Je vous demande de garder tout cela pour vous, vous êtes vraiment la première personne à qui je raconte cette histoire. » Les yeux dans les yeux, je promis. On verra un peu plus tard comment je me trouvai délié de ce serment.
Il continua donc son histoire jusqu’à la fin, provisoire peut-être. Il était trois heures du matin, nous étions épuisés l’un comme l’autre et je lui proposai une de mes chambres pour y dormir. Il refusa poliment, me remercia en me disant être sûr qu’il me revaudrait ce que j’avais fait pour lui. Il repartit en me laissant sa carte professionnelle : Albert Forelle – Maçonnerie et béton armé.

*


Quelques jours plus tard, je trouvai devant ma porte une splendide bourriche garnie de foie gras, vin  fin et chocolat. Avec une courte lettre :
-          Cher ami, je voudrais encore vous remercier pour votre aide et votre franche hospitalité. Je crains toutefois d’avoir bien abusé de votre temps et de votre patience. Je ne sais si nous nous reverrons un jour mais je voudrais mettre, en quelque sorte, un bémol à votre engagement. J’ai vu dans votre maison pas mal de livres. Y compris dans votre cuisine où poètes et philosophes voisinent avec des boîtes de légumes secs : une bibliothèque de haricots en quelque sorte. Si un jour, l’envie ou la nécessité d’écrire par vous-même vous prenait, je vous saurais gré de raconter mon histoire mais en vous l’attribuant, cela serait plus amusant. Quoiqu’il en soit, elle vous appartient maintenant, sous la seule condition de la poser par écrit. Alors, avec encore toute ma reconnaissance, votre ami Albert Forelle.
Bien des années passèrent sans que j’eusse trouvé le temps et le courage de me mettre à écrire son histoire. Les seules traces qui me restaient étaient dans mes souvenirs mais aussi quelques notes griffonnées sur des feuillets épars, au gré de mon temps libre. Et il passa encore bien de l’eau sous les ponts jusqu’au jour où je reçus un autre colis, bien plus inattendu. Il contenait trois manuscrits de trois histoires vécues par Albert Forelle. Il y avait aussi une longue lettre d’accompagnement que je résumerai ainsi : il me demandait de relire, de corriger et de mettre en pages ces ouvrages puis de les faire publier sous mon propre nom car le véritable auteur se préparait à partir pour un très long voyage et ne souhaitait pas se mettre en avant.
Cette demande était un défi que me lançait Forelle, le genre de provocation à laquelle seul un ami pouvait me confronter. « Lance-toi, si tu l’oses » semblaient me dire ces manuscrits. Je ne pouvais que relever le défi et accepter cette vigoureuse amitié qui m’était proposée. Je me mis au labeur aussitôt. Je réalisai un grand travail de correction proprement dite mais je ne changeai rien au sens et au déroulement des histoires. Ces trois livres ont été édités il y a quelques années et, une fois tout ce travail terminé, je m’attelai à la rédaction de cet ouvrage. Contrevenant à ce qu’il m’avait demandé, je ne me suis pas attribué cette histoire mais la seule concession à son exigence fut de me présenter comme le narrateur.
Bonne lecture, voici l’aventure d’un rebelle et de sa bétonnière.

(à suivre...)

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