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jeudi 16 mai 2019

Appelez-moi Fortunio (14)


Pour financer les travaux, Christelle souhaitait vendre la maison. Sa tante lui en avait donné l’autorisation mais il avait fallu régler cela devant le notaire. Lorsqu’elle put enfin mettre en vente, elle demanda à Albert de voir la maison avec elle car elle pensait devoir faire des travaux de sauvegarde urgents. Dès la première visite, Albert fut charmé par cette ancienne ferme, sa petite étable et son ancien hangar à tabac. Le prix qu’avait annoncé Christelle était dans ses cordes mais le hic, c’était Christelle. Elle ne tenait nullement à voir son chéri aller s’enterrer à Marmande au milieu des champs de tomates, de patates et de nitrates, à soixante bornes d’Agen. La partie fut donc épique (et colégram…) mais Albert emporta le morceau, si l’on peut parler ainsi. Néanmoins, s’il avait gagné une bataille, il ne pouvait se targuer de connaître l’issue de la guerre… A dater du jour de la vente, il fut souvent sur cette route nationale 113 qui relie Narbonne à Bordeaux et, plus modestement Agen à Marmande. Il restait cependant assidu aux dimanches et lundis soir avec Christelle.
Il avait tout de suite vu dans cette maison non la maison de ses rêves mais celle de sa réalité : la maison au bout du chemin, la cabane au fond du jardin et la garenne avec les lapins. L’architecture en était assez quelconque si ce n’était une loggia assez délabrée qui se trouvait, étrangement, sur le côté de la maison, un peu comme si l’orientation générale de la maison avait été modifiée ou comme si on avait fait pivoter la maison pour la mettre de trois-quarts par rapport à l’entrée. Si la tantine avait décidé de partir en maison de retraite, la première raison était que la maison se délabrait. Et les bâtiments aussi. La seconde était que, isolée au milieu des champs, elle était donc ravitaillée par les rares corbeaux qui survolaient la vallée. L’épicier ambulant avait arrêté ses tournées et seul le boulanger portait encore le pain une fois par semaine. Il laissait la miche dite de deux kilos dans un ancien bidon d’huile ouvert d’un côté et attaché à l’arbre en face de la maison. Bien sûr, il ne venait plus depuis le départ de la tantine mais, à la demande d’Albert, il avait accepté de reprendre les vieilles habitudes.
Albert fut assez vite déchiré entre le travail qu’il avait à Agen et la restauration de sa maison. Il avait donné le préavis pour la maison louée à Beauville, il avait emporté l’essentiel de ses meubles et de ses outils à Marmande et il avait un dépôt dans un garage inoccupé dont on lui avait confié la restauration sine die. Car les voisins et riverains des immeubles dans lesquels il travaillait l’avaient rapidement remarqué et lui avaient confié du boulot. Plus un gérant d’immeubles qui pleurait après une entreprise fiable.
Pour ne pas être victime de son succès, il lui fallait de l’aide et c’est un de ses clients qui le mit en relation avec un ouvrier mécanicien de Tonneins dont le patron venait de partir avec la caisse, du jour au lendemain. Le courant passa très vite entre eux, cet ouvrier prénommé Charles avait peu de connaissances en maçonnerie mais une intelligence vive qui lui permettait de s’adapter aux situations les plus diverses. Comme il avait un gosse d’un an et demie, il tenait à trouver du travail dans les plus brefs délais. Donc, il travaillait tantôt seul à Marmande et tantôt avec Albert à Agen, suivant les nécessités. Et, comme un bon ouvrier n’arrive jamais seul, il parla d’un ami à lui qui travaillait à droite et à gauche comme homme à tout faire mais qui souhaitait trouver un emploi stable. Et voilà comment se créèrent les établissements Forelle, de fil en aiguille depuis la rencontre avec Christelle. Celle-ci ne voyait finalement pas d’un si bon œil cette évolution qui entraînait son amant sur des pistes professionnelles  un peu trop éloignées des siennes. Elle faisait contre mauvaise fortune bon cœur, ou à peu près, et elle fit comprendre que, dans la mesure où Albert avait maintenant des ouvriers de confiance, il pouvait fort bien prendre quelques jours de congé. Avec elle, bien entendu. Ils partirent ainsi quelques jours sur la côte basque et aussi un long week-end en Aveyron. Pendant ce séjour, Albert se rappela l’invitation que lui avait lancée René Cinsault au moment du réveillon. Il passa un coup de fil et ce dernier l’invita tout de go à venir manger. Christelle ayant dû repartir au travail, Albert accepta volontiers.
La soirée fut fort sympathique mais le repas fort frugal. Même si la conversation était intéressante, Albert sentait qu’il y avait du tiraillement dans le couple et il préféra ne pas s’attarder tout en les invitant à son tour dans sa future maison. Quelques jours après, René l’appelait au téléphone pour lui dire qu’il était en instance de divorcer autant qu’en instance de déménager… chez une nouvelle compagne. Et il invitait Albert à venir les voir, bien sûr !
(à suivre...)

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