La
première page était datée de juillet 1935 et commençait ainsi :
« Moi, Juliette Bertinier, je
vais écrire dans ce cahier pour ne pas me défaire de ce que j’ai appris pour le
certificat d’études. La maîtresse aurait voulu que je fasse plus d’études mais
les parents ne pouvaient pas se le permettre. Pour pas que je sois à la charge
des parents, maintenant que je suis grande et que j’ai quinze ans, ils m’ont
placée chez les patrons de notre terre. Mes parents ne sont que métayers et
nous sommes trois enfants. Mon frère et ma sœur sont plus jeunes, ils aident
aussi mais moi je peux rapporter quelques sous que Monsieur et Madame donneront
à mes parents, si je travaille comme il faut. Ils me donnent aussi un peu
d’argent de poche, comme ils disent. Je ne voulais pas acheter quelque
pacotille ou frivolité. J’ai préféré, avec mon premier argent, m’acheter un
cahier et deux crayons. J’oubliais de parler de la gomme mais ça il ne faut pas
l’utiliser, disait la maîtresse. Elle disait que dans la vie, quand on a fait
une bêtise, on ne peut pas l’effacer. Si j’économise bien, peut-être qu’un jour
je pourrai faire encore quelqu’études mais je ne sais pas. Il faut que je
continue à lire et à écrire pour m’entretenir mes connaissances. Nous sommes
trois à travailler dans la maison : la cuisinière qui vient vieille
maintenant et qui va m’apprendre la cuisine de la bonne façon, il y a aussi
Michel. On dit qu’il est le chauffeur parce qu’il menait des attelages mais ici
c’est lui qui conduit la voiture. Il est aussi homme à tout faire, pour nous
aider à nous mais aussi pour commander à quelque journalier pour le jardin. Et
moi, je suis là pour m’apprendre surtout à la cuisine et peut-être qu’un jour
je remplacerai la cuisinière qui fatigue beaucoup. Elle est gentille mais pas
trop, même un peu sévère mais je viens de la ferme et tout est différent ici.
Elle a peur que je n’apprenne pas comme il faut. Michel, lui, il est le fils de
la cuisinière. C’est un brave homme et il a toujours son fouet à portée. Il
paraît qu’il l’a fait claquer au nez d’un colporteur qui était trop indiscret.
Il m’a dit que le fouet, ce n’est pas pour moi mais que si quelqu’un devait me
faire des misères, il entendrait claquer le fouet un premier coup et au
deuxième il le prendra sur les fesses. Il est très respecté par les voisins. Il
y a aussi une femme de ménage qui vient trois jours dans la semaine. Elle ne
loge pas dans la maison avec nous et Madame la surveille comme le lait sur le
feu, c’est elle qui le dit.
Je dois écrire et lire tous les
jours, même un peu, pour garder la main. Monsieur Marc, le patron de la maison,
reçoit le journal tous les jours. Il le lit de la première à la dernière page,
parfois il découpe un article avec les ciseaux et après il le donne à la
cuisinière qui le lit un petit peu et puis cela sert de papier d’emballage ou
pour allumer le feu, sans le gaspiller. Ce qui fait qu’il y en a presque un
plein placard. Je peux aussi le lire mais je dois ne pas perdre de temps. Le
matin, je dois me lever à bonne heure et allumer la cheminée de la salle et de
la cuisine. Après, il y a le petit déjeuner des patrons à servir puis à ranger.
La cuisinière me prend avec elle pour faire les courses et le mercredi et le
samedi pour le marché. Il faut préparer le repas, mettre le couvert, nettoyer
la cuisine, rentrer du bois, beaucoup de choses. Toute la semaine et je n’ai
qu’un peu de temps de libre le dimanche après-midi. Je suis allée une fois me
promener au pont-canal, il y avait du monde, je n’ai pas osé aller trop loin.
La vue est très belle. Le dimanche matin, je dois me lever assez tôt si je veux
aller à la messe à six heures et demie. Le petit déjeuner doit être prêt avant
de partir. Heureusement, l’église Saint-Hilaire est à coté et, en marchant
bien, j’y suis vite. Monsieur Marc et
Madame Thérèse vont à Saint-Caprais, à la grand-messe de onze heures. Ils m’ont
dit que pour Pâques je les accompagnerais mais d’abord Madame me fera acheter
une robe et un manteau et surtout des chaussures. Je suis arrivée ici à Agen
avec ma paire de sabots mais je marchais le plus souvent pieds nus, pour
les économiser. Madame m’a déjà donné une paire de sandales et un tablier. Le
tablier, ça va bien mais les sandales j’ai l’impression que je vais toujours
les perdre. Autant j’aurais aimé des espadrilles mais il parait que cela ne se
fait pas. »
(à suivre...)
Très belle lettre, j'attends la suite!
RépondreSupprimerEt pour amener de l'eau à ton moulin, ma grand-mère Florestine, née vers 1890, a eu plus de chance...
Elle a eu son certificat d'études, et quand l'instituteur est venu voir mon arrière grand-père à la ferme pour lui dire qu'il fallait qu'elle aille à l'école normale, ce dernier lui a rétorqué: "il y a du foin à rentrer, j'ai besoin de bras à la ferme, elle restera ici!"
Ma grand-mère a rongé son frein, et quand en 1936 ma mère a eu son brevet, et que mon grand-père a décrété que sa fille serait couturière, ma grand-mère lui a fermement dit: Non, Jacqueline sera institutrice!"
Ce qui a été le cas à l'aube de la guerre...