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jeudi 20 juin 2019

Appelez-moi Fortunio (19)


Elle continuait ainsi à décrire son quotidien, simplement, avec ses mots. Il y a une application d’écolière dans cette rédaction, elle doit lui servir à garder ses acquis scolaires et on sent bien l’attention portée au langage utilisé par cette jeune fille issue d’un milieu paysan et dont le français n’était pas la langue première.
« Je ne sais pas si Agen est une grande ville, on m’a dit que Bordeaux et Toulouse et Paris sont bien plus grandes. Mais ici, aussi loin que j’aille, il y a toujours des rues et des maisons. On dit aussi que, passé la Garonne vers Le Passage d’Agen, on est vite dans les champs mais la campagne n‘est pas comme chez nous. C’est tout plat ou presque, c’est la vallée. Sauf quand on regarde après le canal, le coteau de l’Ermitage. Les gens parlent le français, il vaut mieux parler français que le patois de chez nous car on te prend pour un paysan. Mon oncle de Saint-Martin, il dit que ceux d’Agen, c’est les princes de l’Agenais. Il ne les aime pas beaucoup. Mais autant je me plais ici et je suis mieux peut-être que chez les parents. Là-haut, il fallait tout le temps travailler et ici aussi. Mais ici je peux écrire tranquille le soir dans mon cahier, il n’y a personne qui me gêne et je peux lire un peu de journal. Je ne comprends pas tout sur le journal. Monsieur Marc parfois se met en colère quand il lit, il n’aime pas le front populaire, il dit qu’on n’a plus besoin de faire la révolution, elle est déjà faite. Là-dessus, ils ne sont pas d’accord avec monsieur Etienne, son fils. Il est venu l’autre jour, il y avait très longtemps que je ne l’avais pas vu car il habite Paris, chez une sœur de Monsieur. Il fait des grandes études là-haut et on dit que c’est une tête, il apprend tout ce qu’il veut. Si j’avais pu, peut-être qu’on aurait pu dire pareil pour moi. C’est ainsi, chacun à sa place. Je comprends que dans les discussions, monsieur Etienne laisse parler son père, il ne veut pas faire de peine à sa mère. Mais l’autre jour, il est venu à la cuisine parler avec nous autres et il m’a dit qu’on allait voir arriver des grands changements, que le nouveau gouvernement allait donner du travail mais aussi des congés. Il faut l’écouter et surtout ne pas avoir l’air de trop dire ceci ou cela, des fois que la cuisinière rapporterait que je me laisse monter la tête. Monsieur Etienne est reparti, on sent bien qu’avec son père ils se font grise mine mais je crois qu’ils s’aiment bien, dans le fond. Maintenant je sais ce que fait monsieur Marc comme métier. On dit qu’il est négociant, en fait il achète et il vend beaucoup de choses, du bois, du matériel ou de la ferraille mais il n’y a rien qui vient à la maison. Il achète des matières, il les fait transporter et livrer. On ne voit rien mais c’est lui qui organise tout et il touche de l’argent pour cela. Il n’aime pas le gouvernement car il dit qu’ils vont tuer le négoce. Je lui ai entendu dire mais peut-être il ne le pense pas vraiment. La semaine prochaine, on va partir à la propriété, je vais voir ma famille. On y va pour l’alambic, ils vont faire la niôle. C’est toute une affaire car ils font toujours plus qu’ils ont le droit. Il y a la prune, le marc et monsieur Marc fait distiller sa part de vin, il dit que c’est de la piquette. Il ne boit pas souvent du vin et toujours des bouteilles cachetées. Il fait le plus de niôle qu’il peut, même il en achète à qui voudrait lui en vendre et il ramène tout cela à la maison d’Agen. Je crois qu’il en fait négoce de tout cela car il en garde un peu pour la cuisine et pour les soins mais tout le reste, il le met en petites bouteilles bordelaises, des trois-quarts, et il a toujours du monde qui vient en chercher. Il faut dire que nous autres, à la campagne, le père faisait quelque peu de pastis qu’i écoulait en douce. Et c’est monsieur Marc qui lui donnait des petites fioles de teinture, comme ils disaient. »
(à suivre...)

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