Ensuite,
au fil des pages du cahier, on voit en filigrane se dessiner le Front
Populaire, la guerre d’Espagne, Munich et le triomphe du nazisme. Elle apprend
cela à la lecture des journaux et par les commentaires de son patron. Le fils
vient de moins en moins souvent puis il est mobilisé car la drôle de guerre
arrive. Puis l’invasion de la Belgique, la reculade de l’armée et l’exode des
habitants poussés par l’avance ennemie.
« Monsieur Marc était tous les
matins en colère ces derniers temps mais on a appris que le Maréchal Pétain
avait fait don de sa personne à la France. Monsieur est joyeux maintenant, il
dit que le maréchal va remettre de l’ordre, il a serré la main aux allemands et
on va voir ce qu’on va voir. Car, dit-il, les allemands sont des boches mais
ils s’y connaissent pour mettre de l’ordre. Et ils savent que Pétain c’est un
dur, un héros de la Grande Guerre et que c’est un militaire et les militaires
aussi, l’ordre ça les connait. Il va remettre les feignants au travail. Il
parait qu’il y en a beaucoup à Paris, des feignants. Ici, je ne sais pas car je
vois tout le monde qui travaille mais peut-être que les feignants se cachent à
Agen. Bon, je dis ça comme cela, je n’en sais rien en fait. En tout cas,
Monsieur est de bonne humeur, il a dit l’autre jour que les affaires
reprennent. Tout ce qu’on peut dire c’est que c’est bon pour nous alors.
Monsieur Etienne a envoyé une lettre,
il a été démobilisé et il va venir passer un mois chez ses parents. J’espère
qu’ils pourront se mettre d’accord, lui et monsieur Marc. »
Effectivement,
le fils vient passer quelques jours chez ses parents, dans une ambiance calme
mais grave. Il passe un mois et repart chez sa tante à Paris. Son père va, lui
aussi, aller régulièrement à Paris pour des affaires qui paraissent de plus en
plus florissantes.
« Monsieur Marc dit que la
guerre a été une bonne chose car les allemands font marcher son commerce.
Maintenant il vend aussi du grain, de la viande, du vin, du commerce
alimentaire il appelle cela. Souvent la cour et les hangars sont tout encombrés
de tout un tas de denrées. Avant, on ne voyait jamais passer ce qu’il achetait
et vendait, il en parlait et c’est comme cela qu’on savait ce qu’il faisait
comme métier. Il y a aussi du monde qui vient, ça nous fait beaucoup de travail
pour les faire manger. »
Suivent
des pages avec des listes de courses, encore des recettes de cuisine, certaines
denrées commençant à se faire rares même si le patron continue son commerce.
Juliette Bertinier a moins de temps pour continuer à écrire dans son cahier.
« Monsieur Marc a remarqué
l’autre jour que j’avais une bonne écriture et il m’a dit de tenir des cahier
de comptes pour son commerce. Il a été très sévère en me disant qu’il prendrait
une aide pour la cuisine mais que je devais travailler aux comptes avec la plus
grande discrétion. Aujourd’hui j’ai mis des libellés et des chiffres dans des
colonnes, il y en avait à n’en plus finir. La nouvelle qu’il a embauchée pour
m’aider à la cuisine est gentillette mais pas trop dégourdie. C’est une nommée
Simone, Elle est plus gaffète que cuisinière. Enfin, c’est mieux que rien mais
j’ai du mal à écrire mon cahier après mon travail dans les comptes et à la
cuisine. Heureusement que la cuisinière est encore là, elle n’y voit plus
beaucoup mais elle commande bien la petite et ça lui fait plaisir de se sentir
utile. Au revoir mon petit cahier, j’aurai assez d’entraînement avec les
chiffres. Peut-être un jour je serai une sorte de comptable si tout marche
comme il faut. »
(à suivre...)
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