– Mon cher Hervé, vous venez de voir une authentique pétasse. Et je suis en deçà de la vérité, dit-il en se rasseyant en face de lui.
– Vous me voyez ravi de l’apprendre, mais qu’est-ce qui vous permet de parler ainsi ?
– Avant de devenir, par mariage, Madame Le Blévec, elle était femme de chambre dans un hôtel ici à Saint-Lambaire. Elle était fille de maraîchers mais elle avait une ambition dévorante. Et un cul splendide ! Elle a réussi à épouser Le Blévec, présentement sénateur-maire de Saint-Lambaire. Et pourtant quand il l’a prise, c’était déjà une occasion, elle avait tenté sa chance avec tous les beaux partis de la ville. Mais elle s’est rabattue sur ce Le Blévec, fils d’armateur, un peu couillon mais dont elle a fait quelque chose. Car c’est un nul. Mais elle l’a poussé dans la politique et elle est devenue la première dame de Saint-Lambaire.
– Ce n’est pas tout à fait un nul quand même ? dit-il.
– Et qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer, mon cher Hervé ?
– S’il est sénateur et maire, tout de même…, hasarde-t-il.
– Mon cher, pour être élu, point n’est besoin d’être intelligent. Il suffit d’avoir plus de voix que les autres. Et des voix, avec de l’argent, ce n’est pas trop compliqué à racoler. Il y a l’argent pour faire de la réclame, la propagande si vous préférez et il y a l’argent pour arroser les influents nécessiteux. Si tous les sénateurs et les députés étaient intelligents dans notre pays, cela se saurait, voyons ! Voyez seulement au plus haut niveau. Quand ils regardent bien notre président, tous les débiles de France et de Navarre se disent : « s’il y est arrivé, pourquoi pas moi ? ». Quant aux autres, ceux qui ont quelque chose dans la tête, ils préfèrent jouer dans la cour des grands et ne pas se mêler à tous ces attardés, bouffeurs de publicité, de paillettes et d’honneurs méprisables. Voyez, vous et moi, pourquoi irions-nous nous salir l’esprit avec ces débiles et leurs électeurs, alors qu’il y a tant de beauté à regarder, de choses intéressantes à faire et de bonne musique à écouter ?
– Mais ce sont vos clients aussi, vous ne cracheriez pas un peu dans la soupe ?
– Vous avez raison, mais je les ferai à leur tour cracher au bassinet, je vais la leur vendre cette toile car même aux conditions dictées par Madame Le Blévec, j’y retrouverai largement mes billes. Et elle ne l’ignore pas. Contrairement à son mari, elle a quelque chose dans la tête, elle. Elle veut se donner l’allure de me dicter ses conditions, mais elle n’oserait jamais me marchander réellement quoi que ce fût. D’une part je suis le seul sur la place qui puisse lui fournir ce qui lui permettra de tenir son rang…
– Elle pourrait aller acheter ailleurs, coupa-t-il avec audace.
– Laissez-moi donc terminer ma phrase, mon cher, je suis le seul sur la place et je sais trop de choses pour qu’elle puisse éviter de venir me consulter.
– Trop de choses sur elle ?
– Sur elle bien sûr, mais aussi sur son mari et sur ce qui se passe dans cette ville. Un antiquaire comme moi, de vieille souche lambairoise, est depuis toujours le conseiller ou le confesseur des familles installées ici depuis des générations. Combien de meubles de famille, de bijoux ou de tableaux sont passés par mes mains, mais si souvent dans la plus grande discrétion. Ce n’est pas que cela me plaise de savoir toutes ces choses, mais c’est d’en avoir l’usage éventuel, que dis-je, de pouvoir distiller d’un regard la menace de parler ou a contrario de la dissiper d’un seul sourire complice qui m’amuse. Vous me comprenez ? Mais, mon cher Hervé, je suis trop bavard aujourd’hui, je ne devrais pas vous dire tout cela, je ne sais pas ce qui me prend. Revenons à nos moutons : vous avez perdu ce scrabble de fort peu et je vous en félicite car quand je joue, je ne cherche pas à faire de cadeaux et si vous n’aviez pas eu la peur de gagner… Mais qu’à cela ne tienne, vous êtes maintenant tenu de revenir pour prendre votre revanche. Et je n’oublie pas le défi que vous m’avez lancé, ce que vous cherchez existe et, pour preuve, quand vous reviendrez je vous parlerai de l’histoire de ce couteau turc que je ne vendrai plus jamais.
– Car vous l’aviez vendu ?
– C’est tout pour aujourd’hui, j’ai été très prolixe, nous avons fait une belle partie de scrabble, n’abusons pas des bonnes choses. Repassez quand vous voulez, à la même heure de préférence, il y aura toujours au moins un thé à partager et vous prendrez des nouvelles de votre future acquisition.
– Je vous remercie pour votre accueil, je n’espérais pas passer une aussi agréable après-midi. Au revoir, Raymond.
– Au revoir, mon cher Hervé et portez vous bien. à très bientôt.
(à suivre...)
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