– Je parle d’une nièce de la seconde femme du père d’Artur. Souvenez-vous. Elle avait épousé un certain Viquerosse, un vrai cadet de Gascogne, hâbleur, beau parleur, querelleur et toujours sans le sou. S’il restait quoi que ce soit de l’héritage Leyden, il eut tôt fait de le placer à fonds perdus. Il avait toutefois un côté gentilhomme qui l’a empêché de se défaire de trois ou quatre tableaux. Un tel homme ne pouvait vivre avancé en âge, il avait brûlé la chandelle par les deux bouts. Son épouse ne lui survécut guère ayant trop vécu dans son ombre. Ils avaient eu un seul enfant, une fille, Antonia. Elle avait hérité de la faconde et de la largeur de vue du père, une véritable autant que redoutable walkyrie. Elle travaillait à l’Inspection Générale des Finances, excusez du peu, et pendant son temps libre faisait profession de détentrice de toute vérité sur l’œuvre de Leyden. Aucune exposition, aucune conférence, nulle rétrospective ne pouvait se tenir sans qu’elle en fût informée, sans qu’elle y fût invitée et sans qu’elle y jouât le rôle principal. Tout organisateur se sentait tenu d’avoir son aval, sans compter que celle-ci laissait toujours sous-entendre qu’elle pouvait à tout moment lâcher sur lui les foudres de l’Inspection des Finances. Cette amazone jupitérienne a beaucoup agi, sans en être consciente, pour faire baisser la cote de son protégé, nul ne voulant se risquer à organiser une exposition sous une houlette pareille. Une houlette, que dis-je, une férule !
– Et un jour, elle entre à l’improviste dans votre magasin, hasarde Hervé.
– Exactement, mon cher. Et cela est une vengeance post départ à la retraite du conservateur dont je vous ai parlé auparavant. Une conférence sur les peintres bretons du XXème siècle s’était tenue à Paris et notre conservateur conservé à la retraite s’était distingué au moment des questions-réponses en signalant, à propos de Leyden, que celui-ci avait au moins peint un tableau autre qu’une marine. Cela ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd, notre inspectrice était présente et, après la conférence, elle travailla au corps notre digne conservateur qui cracha tout ce qu’il savait sur moi. Dès qu’elle put le faire, notre amazone fondit sur Saint-Lambaire et sur l’antiquaillon de service, Raymond Marondeau. Je la reçus du mieux que je pus, mais je suis bien maladroit avec les femmes…
– Voyons, Raymond, vous qui êtes si galant…, interrompt Landau
– Avec les dames, oui, mon cher Landau. Mais j’ai dit que je suis bien maladroit avec les femmes et Antonia Viquerosse est loin d’être une dame.
– Je comprends, je vous comprends, continuez et pardonnez-moi.
– Donc, elle me tomba dessus comme les morpions sur les coucougnettes du bas-clergé et je crus bien perdre pied. Ce dragon femelle cracha feu et flammes, mais je tins bon. Le petit Leyden était en ma possession et n’irait ailleurs que s’il s’y trouvait à son avantage. S’il devait n’être pas exposé, il resterait chez moi. Pour la Viquerosse, mon tableau devait rejoindre les collections du musée de Saint-Lambaire, elle faisait, disait-elle, son affaire du fait qu’il fut exposé, mais pas tout de suite, question de « diplomatie interne ». Je refusai. Mon tableau devait vivre et non se trouver, même provisoirement, de ce provisoire qui dure comme les impôts, en quarantaine. Ce tableau voulait vivre et je me sentais responsable de lui. Et je fus sauvé par le gong !
– Ne nous dites pas que la Viquerosse fut terrassée par une embolie ou une crise cardiaque, dit Landau.
– Elle fut terrassée, certes, mais non par la maladie. L’amour, messieurs, oui l’amour ! Elle rencontra, ici même, à Saint-Lambaire, un pâtissier, un pâtissier vous dis-je ! Mais un pâtissier poète à ses heures. Pour mon bonheur, ce pâtissier était natif autant que résident de Romorantin-Lanthenay ou de Lamotte-Beuvron. La fière amazone partit incontinent dévaster ces régions lointaines. Ce qu’il advint du pâtissier, je l’ignore. Mais ce qui est certain c’est que mon Leyden put trouver une quiétude que nous partageons depuis lors. Puis, l’irruption dans ma boutique du sieur Hervé Magre m’a enfin permis de trouver la solution à l’existence de ce tableau : il ira vivre chez vous, mon cher Hervé, aussitôt que nous aurons signé un contrat stipulant que ce tableau entre en votre possession pour la somme d’un euro, dit symbolique, à charge pour vous de pérenniser la vie effective de cette peinture…
– Un euro, même symbolique, vous plaisantez, Monsieur Marondeau, coupe Hervé.
– Tout d’abord, appelez-moi Raymond mon cher et tout d’ensuite je ne plaisante pas, ce tableau doit être accroché dans votre living-room et nulle part ailleurs. J’en ai décidé ainsi, premièrement pour le bien de ce tableau et deuxièmement parce que vous êtes arrivé ici en posant exactement les conditions qui vous permettraient de devenir propriétaire de ce tableau. Je vais citer ce que vous m’avez dit : « Je me disais seulement qu’il y a des pièces qui, tout en ayant une réelle valeur - je ne cherche pas à vous dire que je cherche des invendables - donc tout en ayant une réelle valeur, n’arrivent pas à quitter votre magasin, dirais-je… ». N’est-ce pas exactement ce que vous cherchiez ?
– Oui, bien sûr, mais tout de même…
(à suivre...)
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