7. Printemps
Le jeudi midi suivant, il va déjeuner chez Sara. Lorsque celle-ci descend pour ses cours, il trouve un prétexte pour rester un peu et en profite pour remettre les billets en place dans la mallette.
Cela fait, il rentre chez lui juste à temps pour éviter de prendre une averse sur le dos. Au moment où il entre dans son appartement, le téléphone sonne. Il décroche.
– Monsieur Hervé Magre ?
– Oui, c’est bien moi. Que voulez-vous ?
– Je vous passe monsieur Trouvé, il désire vous parler.
– Monsieur ?
– Monsieur Trouvé, à la maison de retraite de Lamallieu.
– Oh oui, bien sûr, monsieur Trouvé, oui oui, passez le moi.
– Monsieur Magre ?
– Oui, monsieur Trouvé. Comment allez-vous ?
– Ça va, ça va. Vous savez, j’ai mis du temps, j’ai réfléchi…
– Oui ?...
– Vous pouvez venir me voir, on parlera, venez un après-midi, en début de semaine prochaine.
– Lundi, si vous voulez. Vers trois heures, enfin quinze heures, cela vous irait ?
– Lundi, oui, c’est bien. Vous pouvez même venir à deux heures, je pourrai vous offrir un café.
– Volontiers, je viendrai à deux heures. Je porterai un gâteau. Vous aimez les pâtisseries ?
– Oh, monsieur Magre, c’est mon péché mignon. Mais vous n’êtes pas obligé…
– Alors à lundi quatorze heures, vous aurez le café et je porterai le gâteau. à lundi ?
– à lundi. Au revoir, monsieur.
Il raccroche, tout tourneboulé. Il ne s’y attendait plus, il n’y croyait plus. Il aurait voulu y aller tout de suite, demain. Mais attendre jusqu’à lundi ! Il est trop excité par cette nouvelle pour tenir en place. Il part à pied, malgré la pluie, et suit le bord de mer pendant deux bonnes heures.
*
Le lundi matin, il va dans une pâtisserie et choisit un Paris-brest, un baba au rhum, une religieuse et un chou à la crème. Chargé de son paquet, il se rend à Lamallieu pour revoir Achille Trouvé. Celui-ci semble en bonne forme et invite Hervé à s’asseoir à la table où il y a déjà deux tasses, deux assiettes et une cafetière.
– Vous êtes ponctuel, monsieur Magre, c’est fort heureux car le café est chaud, dit Achille en souriant.
– Chose promise, chose due, voici les gâteaux, monsieur Trouvé.
– Pas de manières entre nous, s’il vous plaît, appelez-moi Achille et je vous appelle Hervé.
– Avec plaisir, je préfère aussi.
– Installez-vous. D’abord, que je vous dise une chose. Votre première visite m’a pris de court, c’est vrai. D’une certaine manière, je l’attendais mais « Je ne savais ni le jour, ni l’heure ». J’ai pris le temps de réfléchir, puis de remettre mes souvenirs en ordre. Tenez, voyez, j’ai écrit des notes sur ce carnet. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer, plus de cinquante années qui passent sur des faits, sur des souvenirs. La première chose que vous devez savoir, c’est que vous avez en face de vous un homme qui est très différent du gosse que j’étais. Cela peut paraître une évidence, mais il faut vraiment avoir cela en tête en entendant ce que je vais vous raconter. J’étais un gamin de l’assistance, j’avais été placé d’abord dans une ferme, je m’en souviens à peine, jusqu’à neuf ans. Je ne sais même plus dans quelle région de France. Chez des gens brutaux, exigeants et misérables qui ne m’ont laissé que deux souvenirs, celui des coups que j’ai reçus et un juron que je proférais à tout bout de champ, « vindiou ». Les gamins de La Brémarde m’avaient surnommé « le vindiou » à cause de cette habitude. J’ai été enlevé de cette famille et j’ai été placé chez les Veudenne. Eux aussi étaient exigeants, mais à côté de ce que j’avais vécu, je me serais cru au paradis… et puis, il y avait Madeleine, Mady, la fille des Veudenne, mon ainée de trois ans. Elle a été une sœur pour moi, ma grande sœur. Je ne valais rien à l’école, elle m’a aidé. J’étais toujours sale comme un peigne, elle m’a appris à me laver. Elle me racontait des histoires, j’avais l’impression d’exister parce que quelqu’un s’intéressait à moi. Je n’étais plus seul. Les parents Veudenne étaient durs à la tâche, pour eux comme pour nous, les enfants, mais ce n’était rien que du travail à faire. Quand on est né avec le travail, ce n’est rien d’être à la tâche et les rares moments de détente sont pain béni. Donc, il faut bien avoir dans l’idée que j’étais un gamin mal dégrossi, sans famille et sans racines. à la maison, les vieux, les Veudenne, c’étaient des gens qui ne pensaient qu’à l’argent, au bétail, aux récoltes. à l’école, j’étais le plus péquenot de tous les péquenots, fils de personne, simplet sur les bords. Je ne vais pas raconter toute mon existence, mais j’ai eu une grande chance dans ma vie, c’est de tomber au bon moment sur les bonnes personnes. Après les évènements au Bussiau, on m’a sorti de là. Quand je dis on, c’est les services sociaux. Ils n’ont rien demandé, ni à moi ni à personne, ils m’ont balancé dans un centre, du côté de Rennes.
– Oui, à l’époque, ils ne faisaient pas dans la dentelle, je suppose, intervint Hervé.
(à suivre...)
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