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dimanche 23 juin 2013



Chronique du temps exigu (62)
Samedi soir et pas de chronique ! Est-ce possible ? Oui, je le reconnais, j’ai fait du mortier de chanvre et chaux toute la journée et je vous en aurais bien gardé un seau mais qu’en eûtes-vous fait, je vous le demande…
Aussi me suis-je tourné vers un de nos glorieux aînés, le génial quoique acerbe Léon Bloy, pour lui demander de me remplacer en cette semaine où vient l’été. Et, depuis l’outre-tombe, ce dernier m’a fait parvenir un item de son « Exégèse des lieux communs » que je vous livre tout de go.  Merci mon vieux Léon ! Bonne lecture :

 

« Le Mieux est l’ennemi du Bien.


Ici, je l’avoue, mon titre m’accable et je suis furieusement tenté de descendre de ma chaire. Exégèse signifie, hélas ! explication, et voici un monstre de Lieu Commun qui vient au-devant de moi sur la route de Thèbes. Jamais, sans doute, une énigme plus difficile ne fut proposée à un Œdipe.
Voyons cependant.
Si le Mieux est l’ennemi du Bien, il faut nécessairement que le Bien soit l’ennemi du Mieux, car les abstraits philosophiques ne connaissent pas plus le pardon que l’humilité. Un homme peut répondre à la haine par l’amour, une idée jamais, et plus cette idée est excellente, plus elle récalcitre.
On affirme donc, implicitement, que le Bien a horreur du Mieux et qu’une haine farouche les divise. C’est à qui mangera l’autre, éternellement. Mais alors, qui est le Bien et qui est le Mieux et quelle fut l’origine de leur conflit ? Que nous veut ce manichéisme grammatical ?
Est-il bien, par exemple, d’être un sot et mieux d’avoir du génie ? Quand on dit que Dieu a tout fait pour le Mieux, dois-je entendre qu’il n’a rien fait pour le Bien ? Dans quelle caverne métaphysique ce comparatif et ce positif se sont-ils déclaré la guerre ? C’est à en devenir fou.
Je prends ma tête à deux mains et je me donne à moi-même des noms très-doux : — Voyons ! encore une fois, mon cher ami, mon trésor, mon petit lapin bleu ! un peu de calme, nous retrouverons peut-être le fil. Nous avons dit ou entendu dire que le Mieux est l’ennemi du Bien, n’est-ce pas ? Or, qu’est-ce que l’ennemi du Bien, sinon le Mal ? Donc le Mieux et le Mal sont identiques. Voilà déjà un peu de lumière, semble-t-il…
Oui, mais si le Mieux est vraiment le Mal nous allons être forcés de reconnaître que le Bien, à son tour, est aussi le Mal, d’une façon très-incontestable, puisque tous les hommes avouent qu’il est lui-même mieux que le Mal qui est le Mieux et que, par conséquent, il est mieux que le Mieux qui serait alors le Pire !!!???
Zut ! Ariane me lâche et j’entends mugir le Minotaure. »

dimanche 16 juin 2013



Chronique du temps exigu (61)
Les dictionnaristes et les lexicographes ne sont jamais en retard d’un coup de langue lorsqu’il est question de lécher le cul aux puissants de ce monde et aux groupes dominants. Pour preuve, d’aucuns d’entre eux ont cru bon de faire entrer dans les colonnes de leurs ouvrages des mots comme bombasse – geste démagogique – et « triple A », expression appartenant à la classe dominante et financière.
De ce triple A, ou « AAA », que peut –on dire ? Il s’agit d’une espèce de note attribuée par des bureaucrates, des technocrates et des ploutocrates à des nations, à des collectivités locales ou à des entreprises. Cette note est censée représenter la capacité de ces collectivités à rembourser leurs emprunts. Et, comme la plupart des critères financiers, elle est établie par des gens improductifs, sans éthique et irresponsables qui sont les véritables gardes-chiourmes du contrôle social de notre époque.
Et – cela n’est-il pas admirable ? – à peine avais-je écrit ces quelques lignes  que le gouvernement grec fermait manu militari ses chaînes publiques de télévision. Tenaillé par ces agences, houspillé par de vertueux et prévaricateurs dirigeants étrangers et sermonné par les moines gyrovagues du FMI, ce gouvernement  tente par tous moyens de grappiller de l’argent pour assouvir la soif de lucre des banquiers, des financiers et des créanciers en tous genres, fictifs et imaginaires. Cette engeance est comme le charançon sur le blé. Vous aviez un beau gros sac de bon froment qui pesait son quintal et une fois que les experts de la finance, cussous maléfiques, sont passés par là, il vous reste à peine vingt kilos d’une balle poussiéreuse et impropre à tout usage. Ce qu’un labeur assidu a produit en une année peut être détruit en peu de temps par ces feignanciers.
Certes, on pourrait dire que de supprimer les chaînes publiques de télévision ne peut qu’être bénéfique pour la valeur corticale de la population. Mais un malheur n’arrivant jamais seul, la fermeture de notre télévision publique augmenterait d’autant la fréquentation des chaînes privées, parangons de l’insignifiance et du décervèlement.
On voit par là que les usuriers font flèche de tout bois, jusqu’à pervertir le bon usage de la langue.

dimanche 9 juin 2013



Chronique du temps exigu (60)
Notre pays regorge d’individu(e)s que l’on s’en voudrait de nommer autrement que crétins. Notre pays –que dis-je ? – ainsi que tant d’autre pays non seulement circonvoisins mais même bien des pays fort éloignés. Des crétins –que dis-je ? – des abrutis, des balourds, des stupides, des bêtas, des benêts, des ânes bâtés, des ganaches, des jocrisses et autres personnages obtus ou bornés. Ils sont légions, certes, mais que serions-nous sans eux ? Que deviendrions-nous si tous ces idiots ne parsemaient pas notre paysage ? Je vous le demande et d’aucuns d’entre vous pourraient me dire que l’air serait plus pur si nous étions débarrassés de toutes ces engeances. Et là, je dis non, ils auraient tort de penser ainsi !
En effet, de quoi aurions-nous l’air si nous n’avions pas ces repoussoirs pour nous mettre en valeur, nous qui sommes si angéliques, raffinés, intelligents et distingués ? Qui nous remarquerait si tous étaient aussi cultivés et fins que nous le sommes ? Alors que telle la rose poussant sur le fumier, nous apparaissons dans notre splendeur et notre éclat !
Mais, et voilà où je voulais en venir, tous ces cuistres et ces bélîtres sont les guides qui nous montrent quelles voies il ne faut pas emprunter. Arrivés à la croisée des chemins, nulle hésitation, nul doute, nous savons qu’il ne faut pas les suivre, leur route n’est pas la nôtre. Ne les suivons pas, ils foncent tout droit vers l’autoroute de la bêtise, ils nous entraîneraient sur la voie royale de la sottise et de l’imbécillité. Pour autant, il ne suffit pas de faire le contraire de ce qu’ils font car la jobardise est spéculaire et les contraires s’attirant, le risque est de retomber dans l’ornière gauche en voulant éviter celle de droite. Il faut emprunter la voie étroite de l’entendement, de la compréhension et de la beauté. Ad augusta per angusta…
On voit par là qu’il ne faut pas toujours suivre les chemins qui mènent à Rome.



Chronique du temps exigu (59)
Et pour enfoncer le clou, voici un autre extrait de « Dernier tableau » qui vient de paraître chez TheBook Editions.

« Sara indique sa place à Hervé et ils s’assoient. Le repas est simple, mais ils discutent longuement et vers dix heures, Hervé parle de s’en aller.

– L’autre jour, tu semblais vouloir me suivre chez moi et aujourd’hui que tu es dans la place, tu es bien pressé de partir ! Soit, dit Sara en se levant.
– Je ne me sens pas pressé mais il se fait tard et j’ai du chemin à faire…
– C’est bien pour cela qu’il vaut mieux que tu passes la nuit ici, je ne voudrais pas que tu prennes froid en courant les rues, répond-elle en souriant.

Il la prend dans ses bras et ils restent longtemps à s’embrasser, debout à côté de la table.

– Viens, lui dit-elle.

Il la suit dans sa chambre. Elle se déshabille et il en fait autant. Ils plongent tous deux dans le lit et s’enlacent. Ils se caressent encore et encore.
A un moment, ils entendent, dans la rue, une voiture qui fait un demi-tour bruyant. Sara saute du lit et court, nue, vers la fenêtre qui donne sur la rue.

– C’est Renato, tu ne peux pas rester là, je t’expliquerai, il est jaloux comme un tigre, ce con !
– Bon, dit Hervé en se levant et en enfilant son slip, je vais me planquer dans ton atelier pendant que tu vas lui ouvrir.
– Non, impossible, il a une clé, il va monter d’un instant à l’autre, il faut que tu sortes par ici, dit-elle en ouvrant la porte-fenêtre qui donne sur un balcon.

Elle montre à Hervé, toujours en slip, le rebord du balcon, surmonté d’un grillage en mauvais état. A côté, se trouve le balcon de la maison voisine. En enjambant le grillage, il y a peut-être moyen d’y poser le pied et d’y atterrir. Hervé regarde, incrédule.

– Allez, vas-y, tu ne peux pas rester ici, je vais te lancer tes vêtements, supplie Sara.
– Tu es sûre qu’il arrive ? demande Hervé, peu motivé.
– Barre-toi, merde, répond Sara en le poussant vers le rebord.

Hervé monte sur le rebord et enjambe le grillage, bénissant l’idée qu’il a eue d’enfiler son slip. Il arrive à tendre la jambe et à la poser sur le rebord du balcon voisin. D’une poussée, il se propulse et y atterrit. Il est encore accroupi qu’il reçoit sur la tête ses vêtements que Sara lui a envoyés en ballot. Et il est à peine remis qu’il prend sur le crâne ses chaussures. Il ramasse le tout et se planque dans l’encoignure que fait la porte-fenêtre qui donne sur le balcon. Il entend Sara fermer sa porte-fenêtre et il s’habille en vitesse sans toutefois enfiler ses chaussures. Il tente doucement d’ouvrir la croisée qui par chance n’est pas verrouillée. Il entre sur un large palier qui donne sur un escalier. Il entend non loin un ronflement dans une chambre au même niveau et un peu plus loin une télévision au rez-de-chaussée. Il descend doucement l’escalier, ses chaussures à la main, après avoir repoussé la porte-fenêtre. Il entend plus nettement la télévision. Arrivé en bas, il se trouve face à une porte qui semble bien être la porte d’entrée. Il marque un temps d’arrêt, tout parait calme. Il appuie sur la poignée et tire sur la porte qui s’ouvre. Il sort et ferme doucement la porte. Elle fait un claquement en se fermant et il avance rapidement dans la rue. Il se cache dans une entrée de garage et se chausse. Il remarque un petit cabriolet italien de couleur rouge qui n’était pas là quand il est arrivé. Il jette un coup d’œil vers la fenêtre de Sara. La lumière est allumée. Il repart vers le boulevard en se disant que ces jeux là ne sont plus de son âge. Il aurait pu se casser le col du fémur en tombant sur le balcon du voisin. Il aurait eu l’air malin, il aurait fallu appeler les pompiers. Qui sait si le Fred, oui Fred Tucaume, n’aurait pas été mis sur le coup, il se serait retrouvé dans le Courrier d’Emeraude avec sa photo en calbute ! Rien que du bonheur comme disent les télévisuels. Et ça commence à bien faire, deux fois qu’il passe à côté du plaisir. La prochaine fois, se promet-il, je la saute et après, on cause et on mange. Pas question de rejouer les acrobates. Et pour couronner le tout, il n’a même pas la bio de Leyden qui est restée sur la table basse. Et voilà qu’une pluie fine se met à tomber.

Ce soir il pleut sur Knokke-le-Zoute
Ce soir comme tous les soirs
Je me rentre chez moi
Le cœur en déroute
Et la bite sous le bras

Malédiction ! C’est là qu’il se rend compte qu’il a laissé sa veste chez Sara. Non seulement sa veste, mais aussi ses papiers. La soirée qui avait commencé au pont d’Arcole se terminait comme il se doit en Berezina. (…)

dimanche 2 juin 2013



Chronique du temps exigu (58)
Une chronique aujourd’hui ? Pas vraiment… quoique !
Il y a un an - vous en souvient-il ? – j’annonçais la publication prochaine d’un roman qui devait s’intituler : « Loin de la douleur passée ». Le temps a passé et ce roman n’est jamais sorti de chez l’éditeur, ce dernier ayant « fondu les plombs » si je peux me permettre de parler ainsi. J’ai toutefois réussi à récupérer mes droits sur cet ouvrage et il vient d’être publié et on peut donc le trouver sur le catalogue de TheBook Editions.  Je n’ai pas voulu garder le même titre et le nouveau titre est « Dernier tableau ». Le manuscrit a été remanié et je remercie la correctrice qui m’a aidé, avec patience, pertinence et célérité, à l’améliorer. Vous trouverez le lien ci-contre pour aller sur le site de TheBook Editions. Bien sûr, si vous préférez me le commander directement, cela est possible pour un montant de quinze Euros, dédicace incluse. Certains d’entre vous avaient souscrit auprès de mon éditeur défaillant et je tiens à leur disposition un exemplaire que je leur ferai parvenir gracieusement dès qu’ils se seront faits connaître, je ne pourrai assez les remercier de leur soutien.
Voici la quatrième de couverture de « Dernier tableau » :
Prendre sa retraite et s’installer dans une petite ville en bord de mer n’est pas de tout repos. Pour avoir voulu simplement accrocher un tableau au mur de son appartement, Hervé sera projeté dans le secret d’un passé dramatique. De situations cocasses en aventures inattendues, qui du tableau ou d’Hervé va posséder l’autre ?"
Et je vous propose un extrait, une courte histoire, celle du couteau turc :
« Marondeau pose le plateau et la théière et fait signe à Hervé de s’asseoir. Après avoir servi, il s’assied à son tour.

– Maintenant, je vous raconte mon histoire de couteau turc. Il faut absolument que vous entendiez cela.

– Je vous écoute.

– Il y a fort longtemps que je suis antiquaire, je vous passe les détails d’une jeunesse turbulente mais studieuse néanmoins. J’ai très vite décidé de me lancer dans le commerce d’antiquités car cela me permettait de me promener à ma guise, d’aller à Paris et dans les grandes villes de province pour m’approvisionner…

– Vous m’avez pourtant dit que vous n’étiez jamais sorti de Saint-Lambaire…

– Si vous m’interrompez, je risque de perdre le fil de mon histoire, mon cher ! Je ne suis que très peu sorti de Saint-Lambaire intra muros et je ne suis jamais allé dans les quartiers neufs. Mais bien sûr, j’ai quand même visité l’Europe et la France, je suis allé en Afrique et même en Asie. Les Etats-Unis d’Amérique ne me manquent pas, c’est un pays trop récent, dirons-nous. Je reprends donc : je devais trouver de la marchandise intéressante, je n’avais pas une âme de brocanteur et je faisais les meilleures salles des ventes. Quelquefois, vous achetez des lots, bien obligé, ou des cartons entiers pour ne conserver qu’une seule pépite. Dans une vente, à Paris, j’avais remarqué une petite malle, une très jolie petite malle dans laquelle il y avait, pêle-mêle, des vêtements et de l’argenterie. La vente fut mauvaise pour moi, je n’avais rien pu acheter alors que j’étais venu pour du très beau mobilier. Mais toute la place de Paris était là et tout m’est passé sous le nez. Par dépit, j’ai enchéri sur la petite malle, à la fin des ventes. Elle n’a séduit personne et je l’ai eue pour trois francs six sous. ai-je l’ai donc fait enlever et me la suis faite livrer à Saint-Lambaire où elle est arrivée une ou deux semaines après. En la vidant, j’ai constaté que l’argenterie n’avait que peu de valeur et il me sembla donc que seule la malle pouvait plaire à un de mes clients. Je mis dans un sac les vêtements sans intérêt pour les faire passer à un fripier et j’eus la surprise de trouver, emballé dans une chemise, un splendide couteau à lame courbée dans son fourreau, dont je supposai qu’il était de fabrication turque. Plus qu’un couteau, il faudrait même dire un poignard ; le fourreau était garni d’une belle pierre brillante et le haut du manche était lui aussi garni de deux belles gemmes chatoyantes, une de chaque côté. On aurait vraiment dit des diamants et je voulus en avoir le cœur net. Je montrai le poignard au meilleur bijoutier de la ville, un homme formidable et extrêmement compétent. Après avoir examiné les pierres, il me confirma qu’il s’agissait de diamants et, en riant, me conseilla de les faire démonter et de les vendre séparément. Je n’acceptai pas sa proposition car je trouvais regrettable de mutiler ce bel objet. Je remerciai le bijoutier et repris mon couteau. A l’époque, je n’avais encore qu’un tout petit magasin, à deux rues d’ici, avec une minuscule vitrine. En rentrant, je mis le couteau dans la vitrine, comme cela, en me disant que je ne l’y laisserais pas car on pourrait me le voler. Et c’est là que tout a commencé : un médecin de la ville passa devant mon magasin alors qu’il sortait de chez un de ses patients, il fut tout de suite attiré par ce couteau, il entra et demanda à le voir de plus près. Je n’avais pas encore décidé du prix que j’en demanderais et j’avais déjà l’acheteur car je sentais qu’il voulait faire l’affaire coûte que coûte. Mon tarif fut donc le sien et il repassa en fin de journée pour le prendre et le régler. Deux jours plus tard, son épouse me téléphona pour me demander de passer chez elle car son mari s’était gravement entaillé la main et le bras, de manière incompréhensible, en voulant nettoyer le fameux couteau. Le médecin avait été emmené d’urgence à l’hôpital et son épouse me demandait de venir reprendre le funeste couteau. Il était difficile pour moi de refuser, c’était un notable et cette histoire risquait de faire planer une ombre sur ma réputation. L’épouse du médecin n’exigeait pas que je rembourse l’objet, mais je tins à le faire, pour solde de tout compte, dirais-je. Et me voilà de nouveau avec mon couteau en magasin. Je décidai alors de revoir le bijoutier et de suivre son conseil. Le lendemain, je lui portai le couteau et, sans lui donner plus d’explications, je lui demandai s’il était toujours intéressé par l’achat des diamants incrustés. Il me fit une proposition que j’acceptai et me demanda de revenir quelques jours après, il ferait ce travail devant moi. Il me proposa de garder le couteau dans son coffre, j’acceptai et il me fit un reçu. Lorsque je revins au jour dit, je trouvai la bijouterie fermée pour cause de décès. J’allai me renseigner chez un commerçant voisin qui me dit que le bijoutier était décédé la veille au soir, apparemment d’une crise cardiaque. Je revins donc chez moi où peu après j’eus un coup de téléphone, toujours ce sacré téléphone, de la veuve du bijoutier. Ce dernier avait été terrassé par une crise cardiaque au moment où, en fin de journée, il fermait son coffre. Le couteau y était bien en évidence avec une étiquette à mes nom et adresse et la veuve me proposa de venir le récupérer avant que l’inventaire ne soit fait. J’acceptai et je me rendis aussitôt à la bijouterie où je récupérai encore une fois le néfaste poignard. Comme l’on dit, jamais deux sans trois, mon cher, et vous allez le constater. Je revins dans mon magasin, je posai le poignard sur la table et je partis dans la pièce arrière pour prendre de quoi l’emballer soigneusement. J’eus à peine le dos tourné que j’entendis qu’on entrait dans ma boutique Je me retournai, le temps de voir un homme qui s’emparait du couteau sur la table avant de s’enfuir. Je me précipitai à l’extérieur par la porte que le voleur avait laissée ouverte et je le vis se faire accrocher par une voiture. Il a été précipité à plus de dix mètres de là et je trouvai le couteau sur la chaussée, pratiquement devant chez moi, le voleur l’avait sans doute lâché au moment du choc. Un attroupement s’était créé plus loin, près du blessé, et je ramassai le couteau. Complètement choqué, je rentrai dans mon magasin, je mis le couteau en sécurité dans une armoire et je ressortis dans la rue. J’essayai d’expliquer à plusieurs personnes ce qui s’était passé, mais nul ne m’écouta, mon malheureux voleur partit dans une ambulance et décéda avant d’arriver à l’hôpital. Personne ne m’a jamais interrogé, l’enquête a conclu à un accident et le conducteur de la voiture a été mis hors de cause. Quant à la victime, il s’agissait d’un chemineau, un routard, inconnu dans la ville. Pour moi, c’en était trop. Je remis le couteau dans la malle que je rangeai dans un grenier, ne sachant qu’en faire. Je ne pouvais ni le vendre, ni le donner. Je me suis quand même renseigné sur le propriétaire de la malle et j’ai retrouvé sa trace. C’était un diplomate turc, un attaché ou un secrétaire de l’ambassade de Turquie à Paris, qui avait tué sa femme et gravement blessé l’amant de cette dernière, à coups de couteau. L’affaire avait été étouffée, le diplomate, sous le couvert de son immunité, avait regagné la Turquie et l’amant a préféré rester dans l’anonymat. La malle était probablement restée à l’ambassade jusqu’au déménagement de celle-ci. Je ne peux que croire que le couteau est celui qui a servi à assouvir la vengeance du diplomate. La malle a été vendue, ou cédée, dans un lot d’objets qui se sont retrouvés en salle des ventes. Voilà l’histoire du couteau turc et, croyez-moi, je n’ai jamais pu l’oublier.

– Ce poignard serait donc une sorte de noir talisman, un porte-malheur si l’on peut dire…

– Je n’irais pas jusqu’à dire cela, il ne m’a rien fait à moi, comme s’il voulait rester chez moi, là où il serait tranquille.

– Aurait-il la force d’aimer ? ose Hervé en se demandant quel écho aurait sa phrase.

– Objets inanimés, avez-vous donc une âme, qui s’attache à notre âme, dit Marondeau.

– Et la force d’aimer, reprennent-ils en chœur. »