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jeudi 18 août 2022

Dernier tableau (90)

 

– D’accord c’était donc cela la parotidite, c’étaient les oreillons !

– Pourquoi ? demande Fred.

– Madame Secondat m’a envoyé un dossier sur Leyden. Il y avait un dossier médical concernant une parotidite. Je n’avais pas compris quand j’ai lu et je crois qu’elle non plus. C’est énorme ce que tu as trouvé là. Tu as le bras long !

– Non, de bonnes relations, pas forcément haut placées mais bien placées, au bon endroit…

– Et tu ne pourrais pas m’obtenir des infos sur un petit margoulin à qui j’ai eu affaire ?

– Doucement, ce n’est pas une agence de renseignements ici. De qui s’agit-il ?

– Un soi-disant Renato, de son vrai nom René Luruquin, je crois. Ou éventuellement Gian-Marco Cobrizzi. Ce gars c’est le copain de Sara, il a cherché à me truander. Il a été un peu déçu, je te raconterai. Mais j’aimerais en savoir un peu plus sur lui et aussi sur Sara.

– Oh oh, je pensais que vous filiez le parfait amour ?

– Moi aussi je le pensais, jusqu’à hier.

– Ce type, c’est celui avec lequel elle était à l’inauguration où on s’est connus ? Ce bellâtre qui faisait ami-ami avec les Le Blévec et Lepetiot ?

– C’est lui. Tu crois que tu peux faire quelque chose ?

– Je vais essayer mais je ne te promets pas une enquête en règle. Ou ce type est bien connu des services de police, comme on dit, et alors là no problème je te rappelle rapidement. Ou c’est un illustre inconnu et c’est tout. Tu as dit René Luruquin, dit Renato. Et Sara, rappelle-moi son nom ?

– Sara Weill-Lucet.

– Ok, je vois cela et je te rappelle en fin de matinée pour te dire s’il y a de la matière. à plus.


Il raccroche. Son café a refroidi. Il le jette et s’en sert une autre tasse.

Ce sacré Leyden ne me lâche pas, se dit-il. Avec lui, il se passe toujours quelque chose, comme s’il fallait absolument qu’il arrive jusqu’à la vérité dans cette affaire.

Il sirote une autre tasse de café et se met devant son ordinateur. Il ne cherche rien de particulier, il regarde un peu les infos, il fait des réussites et le temps passe. Le téléphone sonne, c’est Fred.


– Eh bien, tu vois, j’ai de quoi parler, dit-il. Ton René Luruquin n’est pas un inconnu. Il a même un casier. Oh, c’est pas la grande truanderie, c’est plutôt le petit escroc. Il a fait dans la fausse monnaie et les faux fafs.

– Je m’en doutais un peu, je te raconterai plus tard.

– Mais il est aussi tombé pour proxénétisme : pas le mac de grande envergure non plus, mais il a eu son heure de gloire. Il avait deux gagneuses, ça roulait pour lui et un jour, pour dieu sait quelle raison, elles l’ont chopé par le colback et rossé d’importance. L’histoire a fait le tour de la capitale. Il a laissé tomber le pain de fesses et s’est mis à vivre de petites escroqueries. Il a rencontré tu sais qui ?

– Sara ?

– Perdu, une certaine Antoinette Lucet, divorcée de Lucien Weill. Enfin, mariée à dix-huit ans et divorcée à vingt-huit. Elle tombe sur ce Luruquin qui monte aussitôt un négoce de ses charmes et de ses talents. C’est une vraie artiste, peintre de talent et copiste de qualité. Acoquinée avec Luruquin, elle devient une vraie faussaire et une authentique gourgandine. Vraie faussaire, mais sans génie : elle copie. Luruquin vend les copies à prix réduit à des bourgeois friqués à qui il laisse sous entendre que le tableau est un original probablement volé. Acheter ce tableau est un investissement à long terme, il faut attendre que les choses se tassent et le bourgeois pense qu’il laisse une fortune cachée à ses descendants. D’où, peu de plaintes de la part des acheteurs. Mais quand on ne vend pas cher… on vend beaucoup et quand on vend beaucoup il y a toujours un risque de tomber sur un os. Ils avaient même réussi à couillonner un avocat. Mais ils sont tombés sur un épicier en gros qui a porté le pet. Ils auraient été coincés s’ils n’avaient pas pris en vitesse un vol pour Buenos-Aires. Les flics ont enquêté, ils avaient plusieurs autres pistes mais aucune plainte. Les deux lascars sont revenus deux ou trois ans plus tard et auraient repris leurs activités. Il y a aussi eu des plaintes pour chantage et extorsion de fonds. Antoinette draguait des bourgeois, les ramenait chez elle et René débarquait et faisait un foin terrible, ne se calmant qu’à la vue d’espèces sonnantes et trébuchantes. Mais ils sont toujours passés entre les gouttes, les plaintes n’ont jamais abouti. Ensuite, pour la police, Antoinette a disparu. Renato a continué à bricoler ici ou là. Il a une activité officielle, il est le secrétaire d’un financier et il s’occupe de sa collection de voitures anciennes.

– De là la BM, dit Hervé in petto.

(à suivre...)

jeudi 11 août 2022

Dernier tableau (89)

 

– Ma tire, comme tu dis, c’est comme un coffre-fort ! Jamais personne n’y a rien volé. Ma main à couper que tes tableaux t’attendent bien gentiment.

– Bon, si tu le dis, je te crois. Je voudrais encore te demander une petite chose : je ne veux pas que la Visa reste sous mes fenêtres. J’ai toujours les clés et la tête de Delco chez moi. On va chercher les tableaux, on les ramène chez moi, je prends les clés et la pièce, on descend mettre la punaise en route, je la gare sur le boulevard Laparrat et tu me ramènes ici. Et à ce propos, je vais te filer des sous pour te défrayer de ta soirée et de ton essence.

– Tu ne me files rien, à charge de revanche qui sait ? Mais pour le taxi depuis le boulevard, c’est Ok. Tu as la flemme de marcher ?

– Oui, un peu. Et je ne veux pas trainer près de chez Sara, je pourrais faire une mauvaise rencontre…

– Tu ne veux plus la revoir ?

– Je me méfie maintenant, j’aurais peut-être dû le faire plus tôt, mais c’est comme ça…


Ils consomment leurs cafés et leurs croissants et vont ensuite constater que les tableaux sont toujours dans la fourgonnette. Ils les remettent en place chez Hervé, puis redescendent. Hervé prend la Visa et la gare sur le boulevard. Il saute ensuite dans la fourgonnette d’André.


– Tu as laissé les clés dessus ? demande ce dernier.

– Non, elle a peu de chances de tenter les voleurs, mais tout de même…

– Et tu comptes en faire quoi ? Les balancer dans un égout ?

– Quand même pas, je ne sais pas…

– Alors, passe-moi cela, dit André en prenant les clés. Tu m’as dit quel numéro dans la rue Onfray ?

– Le 27, tu ne peux pas te tromper, il y a un panneau « atelier d’artiste ».


André sort de la voiture et part dans la rue Onfray. Il revient deux minutes après et reprend le volant de la deux-chevaux.


– Les clés sont dans la boîte aux lettres, restons galants jusque dans l’adversité !


Il dépose Hervé rue Équoignon et repart vers ses activités habituelles.


*


Arrivé dans son appartement, Hervé met un peu d’ordre et se prépare du café. Le téléphone sonne.


– Hervé Magre ? C’est Tucaume, Fred.

– Salut Fred, comment vas-tu ?

– Bien, bien. J’ai des nouvelles pour toi. Tu te souviens, je t’avais dit que je pouvais tenter de retrouver quelque chose du dossier Veudenne dans les archives.

– Le dossier Veudenne ?

– Le dossier Madeleine Veudenne, le dossier Leyden si tu préfères. L’archiviste que je connais m’a laissé le consulter. Mais juste consulter, pas question de faire des photocopies, pas question de prendre des notes. Mais je peux te dire ce qu’il y a dedans. Et ce qu’il n’y a pas. Car l’archiviste m’a dit qu’il manquait au moins une pièce, sinon deux. Il y a en tout cas un premier procès-verbal d’audition d’Artur Leyden, concernant ses relations avec Madeleine Veudenne. Puis il y en a un autre dans lequel il est question d’un certificat médical établi par un médecin de l’hôpital de Rennes. Il en ressort que, suite à une maladie dite infantile – les oreillons – qu’il avait contractée vers l’âge de trente ans, Leyden était devenu stérile. Le médecin a aussi été auditionné, j’ai vu le PV. Apparemment, l’enquête en était à ce point-là lorsque Leyden est décédé. Et c’est là qu’il y a un deuxième point très intéressant : le dossier a été classé, le dossier dit « Madeleine Veudenne » je te rappelle, mais pas sur ordre du procureur. Il y a dans le dossier une note du secrétaire de la sous-préfecture. Il y est fermement demandé de classer le dossier suite au décès des deux protagonistes. C’est bien le mot employé. Le gendarme qui a reçu cet ordre a noté qu’il avait appelé le bureau du procureur. Il n’avait eu qu’un substitut qui lui avait répondu « ne vous posez pas de question, faites ce qu’ils vous disent ». Le gendarme a noté cela, il voulait sans doute se couvrir. Voilà, c’est tout, mais cela tendrait à prouver que Leyden était pour ainsi dire innocenté. Stérilité ne veut pas dire impuissance, bien sûr, mais il n’avait en tout cas pas mis la gamine enceinte. Ensuite, il y a eu intervention de la part de l’exécutif. Je ne dirais pas que cela n’arrive jamais, mais c’est quand même ce que l’on appelle une intervention venue de haut. Troisième point, il manque une ou plusieurs pièces dans le dossier. Ce n’est pas un coup de vent fortuit qui a fait cela. Je ne dirais pas non plus que cela n’arrive jamais, mais cela pose toujours question.

(à suivre...)

jeudi 4 août 2022

Dernier tableau (88)

 

– Sans commentaire, tu vis du fric de la sécu et tu fais du Schwarz pour pas la financer. T’es bien un petit cochon comme je disais. Tiens, sers-moi un coup de la boutanche que tu as payée avec le fric de la sécu.

– Voilà, voilà. Mais faut pas m’en vouloir, je suis tout en bas de l’échelle. Je te signale que les toubibs, avec les dépassements d’honoraires et autres, ils s’en font aussi du Schwarz comme tu dis.

– On va pas refaire le monde, tu m’as avoué tes turpitudes, elles sont à moitié pardonnées.


La conversation continue ainsi, languissante et sur un mode pâteux. Ils finissent la bouteille, ils se lèvent et, en titubant, vont payer leur dû à la patronne, rassurée lorsqu’ils lui déclarent qu’ils ont cent-cinquante mètres à faire pour rentrer à pied à la maison.

La fraicheur de la nuit les dégrise légèrement, mais ils ont un peu de mal à arriver sereinement à la maison d’Édith.


– C’est là qu’on va voir si on est bons, dit Hervé. Pas question de réveiller madame Lemond. On monte doucement l’escalier et tu serres les fesses !

– T’inquiète, je prends mes précautions, répond André avant de franchir le seuil.


Il largue une autre caisse sur le trottoir et entre. Ils montent l’escalier sans bruit et arrivent dans l’appartement d’André.


– Je vais ouvrir le canapé.

– Surtout pas, ce serait bien trop long, dit André qui enlève ses chaussures et s’affale de tout son long. Dis-moi seulement dans quelle direction sont les chiottes, ça peut toujours servir.

– C’est ici à gauche, répond Hervé. Bonne nuit, ma poule.


André ne répond pas, il dort déjà. Hervé entre dans sa chambre et, lui aussi, une fois déchaussé, se laisse tomber tout habillé sur le lit.


*


Le réveil est un peu difficile pour les deux comparses. André ouvre les yeux le premier, il reste un moment la tête entre les mains. Hervé sort de la chambre.


– Oh, déjà habillé, monsignor ?

– Il est l’or, monsignor. Soyons francs, j’ai moi aussi dormi tout habillé et je me réveille la tête dans le cul.

– Écoute-moi, il est presque dix heures. Tu vas te passer sous une douche froide puis tu me laisses la place. Ensuite, sans te commander, on va retourner au troquet d’hier soir avaler deux croissants et deux maxi cafés. Sans cela, on n’y arrivera pas. Exécution !


Sans discuter, Hervé entre dans la salle de bains. Il prend une douche froide puis laisse la place à André. Ensuite, ils partent au bistrot. La patronne les reçoit avec un petit sourire admiratif :


– Il y en a qui assurent, couchés tard et chargés, ils arrivent à émerger avant midi. Et pour ces messieurs, ce sera un petit jaune peut-être ?

– Beuh, non, dit André. Vous avez bien encore quelques croissants ?

– Je n’ai jamais de croissants. Si vous en voulez, la boulangerie est à côté, vous allez vous les acheter.

– Alors, deux très grands noirs et j’arrive avec les croissants.


Hervé s’assoit à une table et attend André qui revient peu après avec un sachet de croissants.


– Bon, on en est où maintenant ? dit-il.

– On en est qu’on a laissé les tableaux toute la nuit dans ta tire, répond Hervé.

(à suivre...)

jeudi 28 juillet 2022

Dernier tableau (87)

 

– Ce macaroni a le cul bordé de nouilles ou alors il est cocu ou les deux à la fois. Il était à peine dans la rue Comédon qu’un taxi est passé, un retour de course je suppose. Il s’est arrêté et le Toto est monté dedans. Il ne va pas tarder à récupérer sa béhème.

– Encore faudrait-il qu’il sache rebrancher les fils du contact, tu ne penses tout de même pas que j’ai tout remis en place. Mais il va pouvoir remettre la main sur sa fausse monnaie et donner un pourliche royal au taxi, répond Hervé.


Ils attaquent le fromage dans la foulée, commandant une autre bouteille de vin rouge.


– Toutes ces émotions, ça me dessèche la gorge, déclare André. Mais je ne savais pas que tu avais une bonne descente toi aussi.

– Je ne bois pas souvent, mais quand je m’y mets, je m’y tiens. En tout cas, je retiens l’adresse pour les sandwiches. Je n’ai pas encore eu l’addition, mais j’ai comme l’impression que je reviendrai, dit Hervé en servant un verre de rouge.

– Par contre, au point où on en est, tu n’aurais pas un fauteuil ou un canapé à me prêter pour la nuit ? Je dépassais déjà la limite autorisée avant que tu me téléphones, mais maintenant le vinaigre des cornichons risque de faire virer le ballon. Et puis, ma bobonne n’aime pas me voir rentrer avec l’haleine trop chargée…

– Pas de problème, il y a même un convertible et un petit déjeuner demain matin, répond Hervé.

– Bien, alors je l’appelle pour lui dire que j’ai une urgence ce soir, un boulot de nuit, que sais-je…


André sort sur le trottoir et rentre après avoir appelé.


– Parfait, dit-il. Elle menace de divorcer, c’est bon signe.

– Dans quel sens ?

– C’est un signe de santé mentale. Comment voudrais-tu qu’elle survive avec un mari comme moi si elle n’envisageait pas de temps en temps la possibilité du divorce ? C’est comme la vraie perpète pour le taulard, ce serait à devenir dingue. Alors qu’en taule tu peux toujours espérer des remises de peine.

– C’est le bagne pour une gonzesse d’être mariée avec toi ?

– Pire que cela. Allons, ne détournons pas la conversation. T’as commandé une troisième bouteille de pif à ce que je vois. Alors sers-moi un coup et continues ton histoire.

– Si je dois tout te raconter, on en a jusqu’à demain et il est déjà minuit. Je vais rester sur l’essentiel, que tu comprennes, déclare Hervé.


Et il reprend l’histoire du tableau, de Leyden, d’Achille et tutti quanti. Une heure plus tard, André s’exclame :


– Merde, encore une boutanche de vide. C’est pas possible, il doit y avoir un trou au fond ! Madame, s’il vous plaît, une autre et c’est pour moi. Et après, c’est promis, on s’en va.


Il se penche légèrement sur son siège de manière à libérer une fesse et, comme la patronne est partie chercher une bordelaise dans l’arrière-boutique, il lâche une flatulence prolongée et modulée, dans les graves.


– André, je t’aime bien mais t’es un cochon, décrète Hervé sur un ton un peu vaseux. La patronne va venir et tu vas l’embaumer. Tes paroles - comme disait un de mes clients -tes paroles sont bien bonnes mais ton cul les empoisonne !

– Je crois qu’on a intérêt à la boire celle-là et d’aller au pieu en effet, répond André.

– Bon, dis-moi. Tu sais que je suis retraité, mais moi je ne sais rien sur toi. Tu fais quoi dans la vie quand tu ne travailles pas pour Marondeau ?

– Bonne question, tu crois peut-être que je vis d’amour, d’eau fraîche et du salaire de ma femme ? Que non pas ! Je bosse à l’hôpital de Saint-Lambaire, je suis ouvrier d’entretien, j’ai des horaires décalés qui me permettent d’être assez disponible. Je fais du black, comme tout travailleur manuel fonctionnarisé…

(à suivre...)

jeudi 21 juillet 2022

Dernier tableau (86)

 

– T’as vraiment pas intérêt à revenir ici et t’as pas intérêt non plus à avoir fait des doubles, je peux être rancunier des fois. Pour ta tire, je te donnerai un seul conseil, va voir au commissariat de Saint-Bélié, examine les abords des fois qu’elle y serait. Seulement, j’ai une mauvaise nouvelle pour toi, c’est que tu vas y aller à pied. Tu vas gentiment me donner les clés de la Visa. Et ne traîne pas, il va encore arriver du monde.


Renato ne semble pas décidé, mais André exhibe un peu plus son calibre. Dans le noir, avec son crâne dégarni, il a un peu une sale gueule cet André, pense Hervé, juste de quoi inquiéter un trou du cul comme Renato. Ce dernier sort un trousseau de sa poche et le donne à Hervé.


– Maintenant, je crois que tu peux te casser, dit Hervé.

Azzurro, le ciel est bleu comme l'azzurro en Italie
Azzurro, mais à Paris il pleut des cordes, et je m'ennuie
Allora je me fabrique un train de rêve qui va, qui va vers toi
Mais le train me laisse en route
Et chaque soir je rentre à pied chez moi
, chantonne doucement André dans l’oreille de Renato.

– Et on ne se revoit plus jamais, jamais, conclut Hervé.


Renato part rapidement, les deux autres se regardent en souriant.


– Je ne savais pas que tu avais un flingue sur toi.

– C’est un pistolet d’alarme, un Olympic 38, ça fait du bruit, ça fait peur aux couillons, mais ce n’est pas une arme. Je l’ai récupéré en vidant une baraque, je suis le roi du vide-grenier.

– Gros malin, va, dit Hervé. Bon, un instant, je sors la tête de Delco à cette chiotte au cas où notre Toto aurait l’idée de revenir avec un double des clés. Soit il va à Saint-Bélié à pinces, soit il se paie un taxi, pas de demi-mesure !


Il va jusqu’à la Visa, ouvre le capot et démonte la tête de Delco. Après quoi il referme la voiture.


– Et maintenant, un bistrot et en vitesse, dit André. Tout cela m’a donné soif. Et faim, si tu savais !

– S’il y a urgence, y’a le bistrot de la place, ici. C’est ma tournée. Après toi, dit Hervé en ouvrant la porte du troquet.


Ils entrent et s’assoient à une table près de la devanture. Hervé commande deux sandwiches jambon-beurre et deux demis, avec une priorité pour les demis. La patronne sert les boissons, après quoi elle revient avec un plateau garni d’une assiette contenant plusieurs tranches de jambon de pays, d’un panier avec une dizaine de tranches de pain gris, d’un beurrier garni et d’un bocal de cornichons. Les deux compères se regardent et attaquent le copieux plateau. Hervé explique à André les tenants et aboutissants de l’affaire et, le pain aidant, ils commandent une bouteille de vin et deux sandwiches au fromage, histoire de voir, disent-ils après avoir vidé le plateau au jambon-beurre. La patronne porte un autre plateau avec du pain et du beurre et repart chercher un plat de fromages, généreusement garni. Elle a juste tourné le dos qu’André signale :


– Holà, voilà ton macaroni d’opérette qui vient de passer, je jette un coup d’œil, reste assis.


Il sort, reste dehors quelques minutes puis rentre et s’assoit :


– Bien vu, le gars est allé essayer de démarrer la Visa, te fais pas trop voir, il va repasser dans l’autre sens.


En effet, ils voient Renato passer de l’autre côté de la rue. André ressort et rentre deux minutes après :

(à suivre...)

jeudi 14 juillet 2022

Dernier tableau (85)

 

– Et maintenant, direction le bistrot, que tu me fournisses des explications détaillées sur tout ce bordel. Je veux bien travailler, mais je veux savoir de quoi il retourne. J’espère que tu as de quoi payer à boire, c’est ta tournée mon poteau !

– J’ai ce qu’il faut, on se trouve un bistrot tranquille et pas trop loin ni de chez toi ni de chez moi. Parce que moi je rentre à pied et toi tu conduis.

– No problème, il y a ce qu’il faut à l’angle de la rue Comédon…

– Attends, je pense à quelque chose. Le Renato, lui, il est rentré chez moi. Mais il a toujours mes clés dans ce cas. Qui me dit qu’il ne va pas chercher à faire une nouvelle descente domiciliaire ?

– Oui, mais il n’est plus motorisé, il faut qu’il y aille à pinces…

– Plus motorisé, c’est relatif. Il reste la Visa de Sara.

– Holà ! Quelle couleur la Visa en question ?

– Un brun passé, une punaise écrasée.

– Ce genre de caisse vient de nous passer sous le nez, on voit ses feux d’ici. Elle remonte la rue Comédon. On fait quoi, alors ?

– Accélère, on suit et tu me déposes avant la rue Équoignon. Je veux être aux premières loges pour voir ce que va faire ce rital à la noix.

– C’est bien cela, il tourne vers la rue Équoignon. Descends, je me gare.


Hervé descend et sort sa casquette qu’il fourre dans sa poche. Il passe la place et voit la Visa se garer. Un homme en descend. C’est bien Renato. Hervé s’avance discrètement de l’autre côté de la rue. Renato se dirige vers la maison de madame Lemond, il sort un jeu de clé et s’apprête à ouvrir la porte d’entrée. Hervé traverse rapidement la rue, vérifiant au passage qu’il n’y a plus personne dans la Visa.


– Alors, on vient en visite sans s’annoncer mon petit Renato ? à moins que ce ne soit plus simplement René, René Luruquin par exemple ? l’interpelle Hervé.

– Connard, dit Renato en se retournant, qu’as-tu fait de ma voiture ?


Renato sort un couteau de sa poche, et d’un rapide cliquetis du cran d’arrêt fait jaillir la lame. En même temps qu’il voit le côté tragi-comique de Renato qui semble être l’image de sa propre caricature, Hervé sent son cœur se mettre à cogner. Il sort la clé à griffe de son blouson.


– Mon matos est un peu plus rustique que le tien, un peu lourd aussi, mais je sais m’en servir. Alors, on fait quoi maintenant, joli cœur ?

– On remballe la marchandise, dit une voix derrière, celle d’André qui pointe un revolver en direction de Renato. Allons, mon Renato, mon Toto, tu vas rendre les clés à Monsieur et fissa, c’est à lui et c’est pas bien de vouloir entrer chez les gens sans frapper.


à ce moment arrivent deux personnes qui descendent du trottoir en voyant l’attroupement des trois hommes. Renato replie discrètement son couteau, Hervé baisse sa clé et André glisse son revolver, toujours pointé vers Renato, dans la poche de sa veste. Lorsque les deux passants se sont éloignés, André reprend :


– Tu vois, Toto, faut pas traîner, donne les clés au Monsieur.


Renato tend le trousseau à Hervé qui les prend.

(à suivre...)

jeudi 7 juillet 2022

Dernier tableau (84)

Deux minutes plus tard, le coffre est ouvert et Hervé voit deux paquets, il ouvre celui du dessus. C’est bien Le Bussiau, le tableau d’Artur Leyden. Il prend les deux paquets, referme le coffre sans le verrouiller et remonte voir André. Il ouvre la porte arrière de la fourgonnette dépose ses deux paquets, puis il revient s’asseoir à côté d’André.


– Tu avais raison, il fallait insister. Le gonze a changé de chignole, mais pas de goûts. Il aime les sportives de collection.

– Et il roule en quoi présentement ?

– Coupé jubilé, ça te dit quelque chose ?

– Nibe de nibe. Éclaire-moi.

– Dans les années soixante, BMW a sorti un coupé 1600, en 67 je crois, pour les cinquante ans de la marque. C’est plus très courant dans les rues, j’ai tilté. Sur le siège arrière, il y avait une sacoche, j’ai cru reconnaître la sacoche du mec. J’ai regardé dans le coffre et j’ai trouvé ce que je cherchais…

– Ne me dis pas que le coffre n’était pas fermé à clef…

– Non, mais tu sais, c’est le genre de serrure qui s’ouvre en soufflant dessus.

– Et on souffle dessus avec de jolis gants aux mains pour ne pas laisser la trace des lèvres, bien sûr. On fait quoi, maintenant ?

– Maintenant, j’ai bien envie de lui donner une petite leçon à mon jubilaire.

– Du genre ?

– Du genre lui balancer sa caisse dans la flotte. Mais ce serait dommage pour la caisse. Je pourrais la déplacer et la garer devant le commissariat. Ou devant une synagogue et bigophoner aux flics qu’il y a une voiture suspecte.

– Cherche pas trop loin, le coup du commissariat, c’est déjà pas mal. Mais pas à St-Lambaire, plutôt à Saint-Bélié. C’est plus facile de se garer et de partir en douce, crois- moi.

– D’accord. T’aurais pas une clé à griffe dans cette bagnole ?

– Oui, je crois bien. André se retourne, plonge le bras à l’arrière et le ramène armé d’une clé à griffe longue d’une quarantaine de centimètres.

– Parfait. C’est le passe obligatoire sur ces modèles en cas de blocage de la direction. Tu vas faire demi-tour et te garer à une centaine de mètres. C’est toi qui m’ouvriras la route, j’arriverai en faisant un double appel de phares. Dis-toi qu’on ne craint pas grand-chose de la part de Renato, avec ce qu’il a dans sa sacoche, il ne va pas porter plainte à la légère. On fonce vers le commissariat de Saint-Bélié, je gare la jubilé et tu me récupères. Pour les explications détaillées, je te ferai le vingt-heures après, avec la météo en prime. Maintenant, j’y vais. Il devrait me falloir au plus dix minutes.


Hervé glisse la clé à griffe sous sa veste et sort de la voiture. Il entend André démarrer la deuche. Il rejoint le coupé, regarde autour de lui, la rue est toujours calme. Il ouvre la portière du conducteur sans difficulté particulière et s’installe au volant. La direction n’est pas verrouillée et il lui suffit donc de débrancher quelques fils et de les reconnecter à l’aide des pontets qu’il avait emportés. La voiture démarre, le moteur tourne parfaitement. Il débraye, passe la première et fait sortir la voiture de sa place de parking. Il avance doucement dans la rue quand il voit arriver une silhouette. Il croit reconnaître Renato, il enfonce sa casquette sur ses yeux et accélère doucement. Ce doit bien être Renato car il réagit tout à coup et s’élance au milieu de la rue, barrant le passage à la voiture. Hervé s’arrête et commence à baisser la vitre, en faisant mine de vouloir parler. Renato vient vers la portière en gardant une main sur le côté de la voiture. Hervé accélère alors, brusquement, et sort de la petite rue. Il débouche un peu cavalièrement sur le boulevard, fonce en direction de la voiture d’André en faisant un double appel de phares. La deuche démarre immédiatement mais il la dépasse. Dans le rétroviseur, il voit Renato qui a couru jusqu’à l’angle de la rue et qui est maintenant bras ballants, regardant s’éloigner le coupé blanc. Hervé continue à foncer, il voit qu’André le suit péniblement mais qu’il reste dans son sillage. Arrivé au square Tocqueville, Hervé tourne à gauche puis, quand il sait qu’André peut l’apercevoir, il ralentit, met ostensiblement son clignotant à droite et se gare. Quand André arrive, Hervé lui fait signe avec le bras de passer devant. André accélère et les voilà partis. Ils traversent sans encombre les faubourgs de St-Lambaire et arrivent dans Saint-Bélié. André emmène Hervé dans le centre ville puis sur une avenue plus large où il lui fait signe. Hervé aperçoit le commissariat. Il n’y a même pas un planton dehors et il se gare à une quinzaine de mètres. Il sort de la voiture sans la verrouiller et fait tranquillement à pied les quelques mètres qui le séparent de la deuche, la casquette toujours rabattue sur les yeux. Il prend place dans la camionnette et André démarre.

(à suivre...)


jeudi 30 juin 2022

Dernier tableau (83)

Il est encore un peu plus perplexe. Il n’y a pas forcément de relation entre la disparition des tableaux et la démarche de Vermorec. Il y a semble-t-il une embrouille. Il ne tient pas à questionner Édith, ce serait l’inquiéter inutilement. Il y a un sacré méli-mélo, et au milieu, il y a Sara. Et s’il y a Sara, il peut y avoir Renato. Et s’il y a Renato, il ne peut y avoir qu’embrouille. Cqfd, se dit-il. S’il y a Renato, il faut aller voir chez Sara. Il réfléchit. à pied, il en a pour une demi-heure. Il peut tenter quelque chose. Il prend son carnet, le téléphone et il appelle le portable d’André.


– Allo, à qui ai-je l’honneur ? répond ce dernier sur un ton emphatique.

– André, c’est Hervé. Tu sais, on a suspendu des tableaux ensemble…

– Hervé, aurais-tu besoin de mes services ?

– Exactement. Toi, ta caisse et tout de suite. Est-ce faisable ?

– Je peux venir, ma caisse aussi, mais mon taux d’alcoolémie me sera un handicap en cas de rencontre avec la volaille. Où m’attends-tu ?

– Chez moi, tu te souviens ?

– J’arrive, monseigneur, inutile d’ouvrir une boutanche, je n’ai plus soif. Je suis au centre ville, je suis chez toi dans moins de dix minutes.


Hervé sort sa sacoche de son placard. Il y récupère un levier, des rossignols, des petites pinces et une paire de gants fins. Il enfile une veste et planque son matériel à l’intérieur. Il descend dans la rue et alors qu’il ferme la porte, il entend arriver la citronette décatie. Il ouvre la porte du passager et s’engouffre à l’intérieur.


– André, j’ai besoin de toi parce qu’on m’a chouré mon tableau. J’ai des soupçons, mais pas de véhicule. Je suis prêt à payer le taxi.

– S’il faut parler d’argent, on verra bien. Cause de ton affaire, je suis ton homme. On va le retrouver ton tableau, foi d’André ! Destination ?

– Rue Onfray, tu connais ?

– Elle donne dans le boulevard Laparrat, non ?

– Bien vu, on y va. Mais tu me laisseras sur le boulevard, manière d’arriver par surprise, je dirais.

– On y va.


André fait un demi-tour hennissant dans la rue Équoignon, prend la direction de Comédon puis arrive non loin de la rue Onfray. Il se gare.


– Pour le moment, tu m’attends ici, je vais en reconnaissance, dit Hervé.

– Attends. Tu cherches quoi ?

– Une Fiat cabriolet des années soixante, rouge.

– Ok, je t’attends ici.


Hervé descend, met sa casquette et avance dans la rue Onfray, déserte à sept heures du soir. Il marche le long des façades, pas de petit cabriolet. Il voit de la lumière chez Sara, à l’étage. Il descend la rue. Pas de voiture rouge. Déçu, il remonte vers le boulevard. Il jette un coup d’œil dans une petite impasse, mais toujours rien. Il revient à la fourgonnette.


– Et alors ? demande André.

– Rien, j’espérais qu’il serait là mais j’ai pu me gourer.

– Oui mais, ce mec, s’il pense que tu le cherches, il ne va pas se garer juste en bas de chez lui, il ira un peu plus loin.

– Oui, mais c’est pas chez lui ici, c’est chez sa maîtresse. Qui est aussi la mienne.

– Ok, une histoire de tuyau de poêle. Mais fais un peu les petites rues à côté, on va pas être venus pour rien tout de même.

– Bon, je vais aller voir, dit Hervé en ressortant de la deuche.


Il suit un peu le boulevard et prend la première à droite. Même déception. Il descend la rue, tourne dans une autre, toujours rien. Il revient vers la deuche quand il remarque un coupé jubilé de couleur blanche. Il se penche et, à l’aide d’une petite lampe de poche, regarde à l’intérieur. Sur le siège arrière, il lui semble reconnaître la sacoche qu’il a eu l’honneur d’inventorier. La sacoche aux fafiots et à la fausse monnaie. Il regarde autour de lui. La rue est calme, la voiture est dans un coin sombre. Il va vers le coffre, regarde la serrure. Il sort son jeu de rossignols et les gants.

(à suivre...)


jeudi 23 juin 2022

Dernier tableau (82)

 

De retour chez lui, il se sent écrasé par tout ce qu’il vient d’entendre. Il en sait plus aujourd’hui qu’hier mais il se demande à quoi cela lui sert de savoir, de chercher encore…

Il décide alors de partir en randonnée, il avait déjà préparé un itinéraire de plusieurs jours, passant par le cap Fréhel. Il a besoin de s’en aller, de se changer les idées, de réfléchir à toute cette histoire. Il aimerait bien être seul, mais il ne veut pas non plus partir sans en parler à Sara et sans lui avoir proposé de l’accompagner. Il prend le téléphone, l’appelle et tombe sur le répondeur.


– Bonsoir Sara, c’est Hervé. Je viens de décider de partir quelques jours en randonnée et je te propose de m’accompagner. Il est évident que tu pourrais être de retour jeudi après-midi pour tes cours de peinture. C’est une proposition tous frais à ma charge au cas où tu me ferais le plaisir d’accepter. Alors rappelle-moi avant demain matin huit heures car après je pense être parti. Bisous. à très bientôt.


Il raccroche, pensif. C’est un peu étonnant que Sara se soit absentée mais c’est ainsi. à moins qu’elle ne soit dans son atelier, trop absorbée pour répondre. Auquel cas elle ne tardera pas à appeler. Il se prépare un repas et, après avoir mangé, il se met un moment devant son ordinateur puis prépare son sac. à dix heures, Sara n’a toujours pas appelé, il se couche.


Le lendemain matin, il part à huit heures et demie. Pas de nouvelles de Sara, il randonnera donc seul. Il va jusqu’à la gare routière et prend le bus pour Saint-Lunaire. Il a prévu trois étapes de trente kilomètres par jour jusqu’à Erquy. Le retour aura donc lieu jeudi soir puisque Sara ne l’accompagne pas.


Le mardi, il fait un temps splendide, il marche sur les sentiers comme un somnambule, il ne pense plus à Artur, ni à Achille, il est tout à son plaisir. Le soir, il n’a réservé nulle part mais il trouve à se loger sans difficulté.


Le mercredi, le temps passe à la pluie, le vent s’y met aussi. Le visage mouillé, le capuchon sur les yeux, il avance comme il peut. Mais il trouve une bonne chambre le soir et un bon repas. Le jeudi, le temps est gris mais le vent et la pluie se sont calmés, il se sent bien, n’ayant nul besoin de faire le point sur quoi que ce soit. Les choses sont ce qu’elles sont, elles ont été ce qu’elles ont été, la vie est belle et tout va bien. Il suffit d’avoir la santé.

à Erquy, après avoir mangé, il fait un tour en attendant le bus. à seize heures, il repart pour St Lambaire, content et de belle humeur.


*


De retour dans son appartement, il est aux aguets, il s’est passé quelque chose, il le sent. à peine entré il constate que les deux tableaux ont disparu. Il inspecte les crochets auxquels ils étaient suspendus. Très vite, il réfléchit. Édith, bien sûr, a la clé de son appartement, mais il la croit hors de cause. Reste Sara. Elle possède une clé de la maison et celle de son appartement. Mais Sara ! Pourquoi ?

Il prend son téléphone et consulte son répondeur. Aucun appel de Sara, un seul de Marondeau qui lui demande de le joindre assez rapidement. Il hésite : s’il appelle Marondeau, il en a pour dix minutes probablement. Il a vraiment besoin de réfléchir. Il pose le téléphone et regarde partout pour voir s’il y a un mot, une indication. Rien.

Il se décide alors à appeler Marondeau.


– Allo, Raymond, comment allez-vous ?

– Bien, bien, mon cher Hervé. Vous faites bien de me rappeler, mais je suis occupé. Pourriez-vous passer assez rapidement ? Je ne peux pas vous parler comme cela au téléphone. Et puis, j’ai horreur de ces cornets…

– Oui, je passerai, mais pouvez-vous me dire rapidement de quoi il s’agit ?

– Disons que j’ai quelqu’un qui est très intéressé par votre tableau, quelqu’un qui est venu me voir, j’en ai été fort surpris…

– Et qui est-ce ?

– Écoutez, je préfèrerais en parler de vive voix. Tout ce que je peux vous dire, c’est que nous avons parlé de ce monsieur il y a peu, c’est celui qui, que…, enfin qui avait passé la nuit dans les lieux que vous savez…

– Adrien de Vermorec ?

– Oui, c’est cela. Mais venez me voir. Sachez néanmoins que je ne lui ai rien révélé à votre sujet, il est reparti bredouille. Mais pardonnez-moi, j’ai quelqu’un et je ne voudrais pas le faire attendre…

– Bonsoir Raymond, merci de m’avoir tenu au courant. Je viens vous voir dès que possible, mais pas aujourd’hui. Demain.

à demain, mon cher.

(à suivre...)


jeudi 16 juin 2022

Dernier tableau (81)

 

– C’est vrai, j’y étais moi aussi, mais je n’ai pas osé entrer dans le cimetière. Elle voulait que je l’accompagne au moins jusqu’à l’entrée du cimetière, que je l’attende et que je sois avec elle pour revenir à la maison. Elle avait réussi, à l’insu des vieux, à quitter Le Bussiau avec sa belle robe, elle s’était changée dans les bois avant d’arriver à St- Lambaire et elle s’est rechangée au même endroit, au retour. En arrivant à la ferme, je suis allé en éclaireur pour voir où étaient les vieux. Ils étaient encore dehors et Mady a pu ranger sa robe discrètement. Nous nous sommes fait un peu engueuler parce que nous avions du travail en retard, mais sans plus. Mais Mady, après le cimetière, elle ne m’a plus rien dit, ni ce soir-là ni le lendemain. Le jour d’après, elle était morte au petit matin. Dans ma vie, je n’ai eu qu’une sœur, c’était Mady, je n’ai eu qu’un père, c’était Denis. C’est pour cela que c’était si dur pour moi de reparler d’elle la première fois que vous êtes venu. Depuis, j’ai repris mes marques et de plus le fait de parler d’elle c’est aussi lui redonner un peu de vie. Voilà toute mon histoire, mon histoire du Bussiau. Reste une chose, un homme, monsieur Artur. Je crois que pour Mady, monsieur le baron représentait le désespoir, la douleur, la détresse. Pour Mady comme pour moi, monsieur Artur c’était l’espoir, la joie, l’allégresse. Il nous devait la vie, nous l’avions sorti de l’eau. Et nous lui étions reconnaissants de l’intérêt qu’il nous portait. On a raconté n’importe quoi sur lui, sur Mady aussi. Je n’ai jamais cru à un accident. Vous me direz qu’il avait déjà commis une imprudence en se laissant prendre par la marée. Il aurait pu en commettre une autre. Je ne le crois pas, je ne peux pas le croire. Il était accusé d’avoir mis Mady enceinte : cela n’est pas vrai, ce n’est pas lui, cela ne peut être que ce vieux dégueulasse de baron. Pour le coup, je reconnais que je n’ai rien vu, je n’étais pas derrière la cloison. Mais j’ai entendu ce que le baron disait à la mère Veudenne et j’ai vu les traces de sang sur les draps. Tout cela n’est pas rien. Voilà, je vous ai tout raconté, je préfère en rester là mais cela fait du bien de sortir ce que j’ai sur le cœur depuis si longtemps. Mais cela ne fera pas revivre Mady, ni monsieur Artur. Et le Vermorec, baron de mes deux, lui il a dû crever depuis le temps et dans son lit ce sagouin.

– Il n’est pas mort dans son lit, on l’a trouvé inanimé dans l’entrée de son château, il y a longtemps, dans les années soixante…


Achille regarde Hervé doucement, puis en direction de la fenêtre. Le jour baisse.


– Il est six heures moins le quart, l’infirmière ne va pas tarder à passer, dit-il en voyant Hervé qui se lève.

– Je vais partir, il y a un bus qui passe dans dix minutes, dit Hervé en rassemblant les tasses.

– Laissez tout cela, ne manquez pas votre bus. Revenez me voir si vous voulez mais je n’aurai rien de plus à raconter…

– J’essayerai mais je ne voudrais pas vous déranger.


Il prend la main du vieil Achille entre les siennes et la serre longuement en le regardant dans les yeux. Il part.


*

(à suivre...)

jeudi 9 juin 2022

Dernier tableau (80)

Il s’est tourné vers moi et il a dit en s’excusant qu’il ne tiendrait pas sa parole, qu’il ne pourrait pas faire mon portrait et qu’il espérait que je comprendrais un jour. Puis il est parti, il n’est en effet jamais revenu, il est mort le lendemain. Quand les gendarmes nous ont appris son décès, Mady a éclaté en pleurs. Je crois que pour eux, cette réaction de sa part les a renforcés dans l’idée que monsieur Artur était coupable et qu’il s’était suicidé pour ne pas affronter la justice. Toutefois, par égard pour la famille, la thèse de l’accident a été retenue. Quelques jours après, c’était au tour de Mady, on l’a retrouvée dans la mare à côté de la maison, elle était noyée et c’est aussi la thèse de l’accident qui a été retenue. Pourtant, moi je crois qu’elle s’est bel et bien donné la mort, elle portait la belle robe blanche offerte par monsieur Artur et je crois qu’elle a voulu mourir ainsi. Toute cette histoire m’avait complètement détraqué. Je parlais tout seul, je ne savais plus qui j’étais ni où j’étais, je marchais comme un somnambule, devant moi, sans réfléchir. Un instituteur a réussi à me parler et j’ai pu me confier à lui. Il m’a proposé de rencontrer un gendarme, j’ai accepté, je faisais confiance à cet instituteur. Le gendarme qui m’a interrogé a été tellement compréhensif, tellement humain que j’ai aussi réussi à lui parler de manière à peu près cohérente, enfin je crois. Mais il n’y a jamais eu de suite, ils ne m’ont sans doute pas cru, eux aussi ils ont dû penser que j’étais simplet.

– Ne croyez pas cela, coupe Hervé. Le gendarme a été muté et l’instituteur se souvient toujours de vous. J’ai parlé avec lui il n’y a pas très longtemps.

– Il ne doit plus être très jeune, dites donc.

– En effet, je ne lui ai pas demandé son âge, mais comme vous dites, il m’a paru avoir au moins quatre-vingt ans.

– Ou assez proche des quatre-vingt-dix, il avait au moins vingt-cinq ans à l’époque et c’était il y a près de soixante ans… Cela me fait plaisir, ce que vous dites à son sujet. Mais je ne voudrais pas le revoir, cela ne servirait à rien…

– Je ne lui ai demandé ni son nom, ni son adresse. Il habite certainement à St-Lambaire, mais c’est tout ce que je sais.

– Peu importe, comme je vous l’ai dit, je ne tiens pas à le voir, je ne vois pas ce que nous pourrions nous dire. Enfin, après tout cela, la mère Veudenne s’est mise à dérailler. Elle n’en pouvait plus de toute cette histoire, d’avoir vendu sa fille – je l’ai entendu le dire – puis de l’avoir perdue comme cela. Parce que, je voulais dire tout à l’heure, j’ai pas vu les vieux sortir Mady de la mare, je suis arrivé quand j’ai entendu la vieille qui criait et qui pleurait. Mais à côté du corps, j’ai vu quelque chose, une grosse pierre attachée au bout d’une corde. à peine j’étais arrivé que le vieux m’a envoyé à la maison chercher des linges. Des linges pour quoi faire, je n’en sais rien. Mais quand je suis revenu, il n’y avait plus ni corde ni grosse pierre. La pierre, je l’ai retrouvée après, il l’avait jetée dans un fourré, mais c’était une pierre qui se reconnaissait, une pierre de meule à aiguiser, avec un trou d’axe au milieu. C’est pas n’importe quelle pierre. Et deux jours plus tard, comme un fait exprès, elle n’y était plus et je ne l’ai plus revue. Reconnaissez qu’il y avait de quoi se poser des questions… Après cela, les vieux n’ont plus desserré les dents. Seul entre ces deux parents indignes, le sans-cœur d’un côté et la folle en devenir de l’autre, je sentais une chape de plomb qui commençait à m’écraser. Le vieux était absent le plus souvent possible, aux champs ou dans les bois. La vieille tournait en rond autour de la ferme, regardant sans cesse la mare et houspillant le vieux dès son retour. Lui n’a trouvé d’autre solution que de la cogner. Et pour se donner du cœur, il picolait. Un jour, le baron, encore lui, est venu au Bussiau avec son homme de confiance pour leur signifier leur expulsion. Et c’est à ce moment-là que le baron a aperçu les deux tableaux. Devant les Veudenne pétrifiés, il a eu l’aplomb de dire que ces tableaux compenseraient pour lui une partie des fermages dus. Je n’ai jamais compris pourquoi la mère Veudenne n’a pas déballé toute l’histoire devant l’homme de confiance. Cela n’aurait sans doute servi à rien et puis elle n’était plus en état de se défendre. Ils ont été mis en demeure de quitter au plus vite Le Bussiau, ils ont tout perdu y compris les récoltes à venir. Les services sociaux, alertés par le maire, lui-même prévenu par les instituteurs, sont venus me sortir de là. Pour une fois, je dois reconnaître qu’ils ont fait leur boulot, mais sans plus. Comme je vous l’ai dit, ils ont fait cela d’autorité et je me suis retrouvé dans un centre, la suite vous la connaissez…

– Je voulais vous demander : il paraît que Mady serait allée porter une fleur sur le cercueil d’Artur Leyden, ce qui, soit dit en passant, a fait quelque peu scandale…

(à suivre...)


dimanche 5 juin 2022

Contes et histoires de Pépé J II (37) mourir et laisser vivre

Oreilles attentives de Guyenne et Gascogne, bonjour. Si les média nous serinent tant de nouvelles de peu d’intérêt, c’est pour mieux éclipser ce qui, dans la vie de tous les jours, peut prendre une importance considérable. Heureusement, votre dévoué chroniqueur est là pour vous en parler et ne s’en prive pas. Il faut dire que, n’ayant pas de télévision, n’écoutant pas les informations à la radio et n’étant pas abonné aux journaux, il arrive à vivre sainement, écoutant le chant des oiseaux et regardant le spectacle de la nature. Toutefois, il peut arriver qu’il consulte un journal quotidien, principalement celui qui lui est fourni par un aimable voisin afin d’allumer sa cheminée.


Ce matin donc, avant de procéder à l’allumage, mon regard tombe sur une page datant du 21 juin 2019 où il est question, parmi d’autres, de Jérôme Cahuzac en Corse puis de Laeticia Hallyday à Lectoure. Et, en regardant mieux, je vois qu’il est aussi question d’une dame retraitée qui a appris sa mort par téléphone. Je vous expliquerai après pourquoi ce fait divers a particulièrement retenu mon attention.


Cette dame, retraitée de La Poste, avait été surprise de voir que, voulant faire le plein d’essence, sa carte de crédit ne fonctionnait pas. Elle pensait avoir été piratée et, consultant son compte bancaire, elle constata que sa retraite n’était plus versée… depuis le 1er avril ! Elle appelle son agence bancaire pour se faire dire qu’elle avait été déclarée morte par un notaire. En outre, une succession avait été ouverte à son nom. Ensuite, elle se retrouve avec une personne qui, au téléphone, lui demande de prouver qu’elle est bien vivante. Puis, elle a réussi à démêler cet imbroglio en arrivant à avoir des informations quant aux funérailles de son homonyme. Les pompes funèbres lui ont fait passer l’acte de décès accompagné d’un post-it où il lui était souhaité bonne chance. Ensuite, la caisse de retraite de l’État lui a fait savoir que les informations demandées seraient téléchargeables à l’automne. L’État, on le voit, s’y connaît en feuilles mortes…

Pour terminer, la direction des impôts s’est engagée à régulariser la situation pour fin juin, plus de trois mois avaient passé. Et durant ce temps-là, la banque avait fait courir les agios. Mais, sur la photo du quotidien, notre retraitée garde le sourire.


Bien sûr, vous me direz que ce sont là des mésaventures rares et qui n’arrivent qu’aux autres. Détrompez-vous car cela m’est arrivé il y a plus de quinze ans de cela. Je reçois un jour au courrier mon avis d’impôt sur le revenu. Comme beaucoup d’entre nous, je me reporte aussitôt à la dernière ligne de la dernière page pour constater que le montant exigé dépassait le montant de mon revenu brut annuel. C’était à n’y rien comprendre. Je regarde encore l’en-tête de la feuille : elle était bien libellée à mon nom. Enfin, pas vraiment car si mon nom figurait, c’était en tant que « Succession Pépé J » et, moi vous me connaissez, je réfléchis vite mais il me faut du temps : en lisant bien ma feuille d’impôt, on constate, au milieu de la deuxième page, une sorte de hiatus comme si le fonctionnaire qui avait commencé à la remplir avait tout à coup constaté que l’heure de la sortie avait sonné et avait repris la feuille le lendemain et y avait mis les éléments d’une autre personne, fortunée quoique décédée. C’était bien gros et je me propulsai dès le lendemain matin au centre des impôts d’Agen avec ma feuille. La personne au guichet, outre qu’elle était fort aimable, ne manquait pas d’humour puisqu’elle m’a dit, avec un sourire entendu, qu’elle ne me demandait pas de prouver que j’étais encore en vie. La rapidité de mon intervention a permis de régulariser dans les meilleurs délais cette affaire et ma résurrection m’avait donné du baume au cœur. J’eus toutefois une pensée émue pour le contribuable décédé qui était venu interférer chez moi : le pauvre homme était mort bien riche, laissant ses héritiers se débrouiller avec le fisc.


On voit par-là que demain ne meurt jamais.




jeudi 2 juin 2022

Dernier tableau (79)

 

Il a dit à la patronne : « la prochaine fois, c’est ta fille que je veux, tu partiras aux champs avec Veudenne et tu me laisseras ta fille ». La patronne a crié « non » ! Je n’oublierai jamais ce cri, je crois qu’elle aimait sa fille. Elle a refusé mais lui, calmement, lui a dit qu’elle avait toujours une dette, que les coups tirés ne payaient que les intérêts et qu’il ferait expulser toute la famille. Par contre, s’il avait la fille, il envisagerait d’annuler la dette, de la doter peut-être… Je ne comprenais pas tout, mais ce que je savais c’est que ce qu’il voulait était terrible. Je le savais sans connaitre exactement le pourquoi, mais je le savais. Je ne sais pas comment cela s’est discuté entre les vieux mais un jour, nous sommes partis, les vieux et moi, en laissant Mady à la maison. La mère avait dû faire la leçon à Mady, je ne sais pas comment, mais les derniers jours, elle avait un air sombre et inquiet, elle ne me parlait pas, même au retour de l’école. Quand on est revenu des champs, Mady n’était pas dans la cuisine. Le vieux a bu un coup, puis il est sorti en disant à la vieille d’aller voir la petite. Il m’a envoyé sortir du fumier, comme toujours. Le soir, Mady n’est pas venue à table. On m’a dit d’aller me coucher. J’avais une petite chambre dans les combles. à travers le plancher, j’ai entendu Mady qui pleurait. Puis le vieux est monté, il est entré dans la chambre de Mady, il avait une voix qui portait et je l’ai entendu dire qu’elle devait arrêter de pleurer, qu’elle était grande maintenant et qu’elle avait à obéir sans pleurnicher. Puis, il a rejoint sa femme dans leur chambre à coucher. Des combles, je pouvais me laisser glisser dans le fenil et voir dans la chambre. J’ai vu qu’il y avait du sang sur les draps que la vieille était en train de changer. Elle pleurait elle aussi. Veudenne lui a dit d’arrêter et elle lui a répondu de lui fiche la paix. Il a voulu la prendre dans ses bras, elle l’a repoussé et il lui a flanqué une paire de baffes à lui tordre la tête. Elle est tombée par terre, il l’a relevée et lui a dit de se dépêcher de refaire le lit. Elle a fait le lit, il s’est couché et elle est sortie de la chambre. Je crois que cette nuit-là, elle a dormi au coin du feu, dans la cuisine. Et chaque soir après ce jour là, le vieux allait coucher seul dans sa chambre et elle allait dormir dans le foin. Le baron est revenu une autre fois, nous étions tous trois aux champs et Mady seule à la maison. Mady trainait un air triste, un jour, elle était assise sur un tronc à côté de moi, elle m’a pris dans ses bras et m’a caressé doucement la joue de sa main douce en me disant : « pauvre petit Achille, si tu savais, si tu savais… ». Mady, je vous l’ai dit, c’était ma grande sœur, je l’aimais comme une sœur, elle était ma seule famille. C’est deux jours après que nous avons sorti monsieur Artur de la marée montante. Avec monsieur Artur, elle revivait, Mady. Nous l’avions sauvé et il était si gentil, si reconnaissant. Et il aimait beaucoup Mady, il lui a offert cette si belle robe, vous auriez vu, une robe blanche…

– Je sais, murmure Hervé.

– Vous savez ? Comment pouvez-vous savoir ?

– J’ai vu le portrait que monsieur Artur a fait de Mady, elle est dans une robe d’organdi. Rappelez-vous, je vous en ai parlé la première fois que je suis venu vous voir, dit doucement Hervé.

– C’est possible. Mais oui, vous avez raison, je n’y pensais plus. Monsieur Artur est arrivé comme si nous faisions un rêve, comme un grand frère qui aurait disparu et qui serait revenu. Un homme capable de peindre ce qu’il voit, nous étions émerveillés. Puis, il y a eu cette longue absence, son retour de Paris, il a commencé à faire le portrait de Mady. Mais Mady n’était plus Mady, je l’ai compris plus tard. Le baron, ce vieux saligaud, l’avait mise enceinte. On ne le voyait plus les derniers temps d’ailleurs. Les Veudenne étaient inquiets. Quand monsieur Artur a parlé de faire voir Mady par un docteur, ils ont eu la trouille, il n’était pas question que cela se sache. Oui, mais le sort en a décidé autrement. Enfin, le sort, la vie quoi… Mady est tombée évanouie à l’école et elle a été amenée chez un médecin. Il y avait un docteur à l’époque à La Brémarde. Il n’a pas hésité longtemps, il a certainement vu qu’elle était enceinte, il est allé voir les parents, à l’époque il craignait, je pense, que ce soit un inceste. Il est allé voir le maire qui a contacté la gendarmerie. Les gendarmes ont débarqué au Bussiau, je vous dis pas le pataquès. Ils ont commencé à interroger les vieux, puis Mady. Moi, j’avais tellement la trouille que j’étais incapable de leur répondre autre chose que « vindiou de vindiou de vindiou… ». Ils ont conclu que j’étais un débile et ils m’ont foutu la paix. Quand ils sont repartis, c’est le baron qui est arrivé. Les deux enfants, Mady et moi, on a été envoyés à l’étable. On n’a pas su ce qui s’est dit, mais le lendemain les flics sont revenus et c’est là que les vieux ont commencé à dégoiser sur monsieur Artur, comme quoi il se serait intéressé de près à la gamine etc. Je peux vous le dire, ils ont parlé devant moi. Et c’est à partir de là que l’enquête s’est tournée vers monsieur Artur. Mais les gendarmes n’avaient que des soupçons, ils ne pouvaient pas formellement l’accuser. Cela, je le dis, mais je ne l’ai compris qu’après, bien sûr. Un jour, monsieur Artur est arrivé au Bussiau avec un paquet. Il était pâle, il a regardé les vieux et il leur a dit qu’il venait déposer le portrait de Mady, que c’était pour elle et qu’il ne reviendrait plus. 

(à suivre...)

dimanche 29 mai 2022

Contes et histoires de Pépé J II (36) Chronique des 10 ans


 

Oreilles attentives de Guyenne et Gascogne, bonjour. Il y a dix ans, le lundi de Pentecôte tombait un 29 mai et j’écrivis, à cette occasion, une chronique à ce sujet et je l’intitulai « chronique du temps exigu ». Je n’imaginais pas que, pendant dix longues années, j’allais chroniquer hebdomadairement et inlassablement. D’abord sur ce blog que je venais de créer et ensuite conjointement sur ce blog et sur la radio CoolDirect. Je vous citerai donc cette première chronique, en hommage à l’esprit primesautier qui fut le mien.

Chronique du temps exigu


Lundi de Pentecôte, journée de solidarité voulue en 2004 par le gouvernement Raffarin. Ce jour férié non payé sert à financer la solidarité avec les personnes âgées. Sans se lancer dans des considérations sur l’utilisation de cet argent, rappelons que ce n’est pas de l’argent gagné mais de l’argent économisé. L’argent économisé, comme l’expriment le bon sens autant que les données immédiates de la conscience collective, c’est l’argent que l’on n’a pas dépensé augmenté de l’argent que l’on aurait pu gagner. Économiquement, c’est très habile. En 2006, le premier ministre Villepin a pu dire que les bénéfices tirés de cette journée « n’étaient pas calculables ». Nous parlerons donc de bénéfices incalculables et ce n’est pas rien.

Revenons à notre journée de solidarité. Une année entière ne suffit plus à contenir toutes les journées dédiées spécialement à ceci ou cela. Les saints du calendrier se bousculaient déjà depuis belle lurette. Voilà que, particulièrement sous la pression de certains lobbies, le calendrier est encore mis à mal par de nouvelles présences qui font des jaloux. Il y a peu, une journée avait été dédiée à la commémoration de la Résistance. Aussitôt, un lobby d’électroniciens fougueux a exigé une journée pour les condensateurs à laquelle seraient associés les semi-conducteurs. Entendant cette demande, les apprentis conducteurs en conduite accompagnée n’ont pas voulu être en reste par rapport aux semi-conducteurs. On voit par là que les années deviennent bien courtes.

Et enfin, revenons à l’idée de commémoration. Le devoir de mémoire, de nos jours, a évincé le droit à l’oubli et l’on commémore tant que l’on peut. Mais ne peut-on commémorer que le passé ? La journée de la femme, judicieusement placée le 8 mars, permet de penser que non. En effet, si on se place au point de vue du chroniqueur Alexandre Vialatte, la femme, remontant à la plus haute antiquité, peut être commémorée. Mais, selon la vision du poète Aragon, la femme est l’avenir de l’homme et la journée du huit mars peut aussi être considérée comme la commémoration de cet avenir.

On voit par là que l’avenir est à la commémoration du futur. Qui mieux qu’un poète communiste pouvait nous le faire comprendre ?




jeudi 26 mai 2022

Dernier tableau (78)

 

Une année, ils n’ont pas pu payer, ils ont fait traîner tant qu’ils ont pu. Si bien qu’à la Saint-Michel suivante, ils devaient presque deux années et qu’ils ne pouvaient toujours pas payer. Le propriétaire, c’était un monsieur important, il ne venait jamais au Bussiau. Il avait un homme de confiance, un ancien militaire en retraite qui avait une petite propriété du côté de La Brémarde.

– Le propriétaire, c’était monsieur de Vermorec ?

– Oui, monsieur le baron qu’ils disaient. L’homme de confiance a fini par dire qu’il allait nous expulser, que cela ne pouvait plus durer. Les Veudenne ont supplié, le militaire retraité s’est laissé fléchir, il a dit qu’il allait en parler avec monsieur le baron. On les a vus revenir tous les deux quelques jours plus tard. Ce jour-là, le vieux n’était pas là, il n’y avait que moi et la mère Veudenne. Elle m’a envoyé sortir le fumier des cochons et je ne sais pas ce qu’il s’est dit entre eux. Mais j’ai entendu les vieux en parler après. Elle a dit que monsieur le baron prenait l’affaire en main et qu’il dispensait son homme de confiance de s’en occuper. Monsieur reviendrait dans quelques jours pour en parler et pour trouver un arrangement. La vieille a carrément dit à Veudenne que le baron lui avait fait les yeux doux et elle a suggéré que Veudenne la laisse mener les choses à sa guise, elle voulait voir le baron seule à seul. Elle lui dit qu’il vaudrait mieux qu’il ne soit pas à la ferme ce jour-là. Croyez-moi ou non, mais le Veudenne a dit à sa femme qu’elle avait raison et qu’elle saurait certainement y faire. Parce que, attendez, moi je l’appelle la vieille, mais à trente-six ans, c’était une belle plante la mère Veudenne. Pas élégante bien sûr en tous les jours, mais un peu habillée comme il faut, je crois pouvoir dire qu’elle pouvait plaire. J’étais un peu jeune pour juger. Mais j’avais entendu cela et ma curiosité en avait été piquée. Comme tous les gamins, j’étais un peu vicelard sur les bords et j’essayais de savoir des choses. Et des choses des adultes bien évidemment. J’avais pratiqué un trou dans le mur en torchis entre un grenier à foin et la chambre des vieux. Mais ceux-ci ne faisaient rien dans la chambre la journée et la nuit, j’avais été guetter à mon trou, mais s’ils faisaient des choses, c’était dans le noir. Et cela ne soupirait guère, j’entendais quelques grognements, sans plus. Quand monsieur le baron est revenu à la ferme, Veudenne l’a prié de l’excuser, mais il avait à faire dans un champ éloigné où il se rendit avec Mady. Moi, j’avais encore du fumier à sortir et j’y fus envoyé. J’espionnais en douce la cuisine et je me rendis compte assez vite qu’ils n’y étaient plus. Je montai donc dans mon fenil. Par mon trou, je ne voyais pas grand-chose mais assez pour voir que le baron avait la quéquette à l’air avec un braquemart, un truc comme je ne savais pas que cela existait. Puis je ne le vis plus car je ne pouvais pas voir le lit mais j’entendais des râles et des gémissements. Je crus d’abord qu’il frappait la vieille, mais je soupçonnai assez vite qu’elle consentait largement à ce que lui faisait subir le baron. Et puis, j’étais certes un peu niais, mais à la campagne, on voit les animaux, on apprend des choses sur le tas, si je peux dire. On connaît l’air même si on ne comprend pas toutes les paroles… Je ne me suis quand même pas éternisé, si le vieux revenait et qu’il trouvait le fumier dans l’étable, je me serais fait allumer. J’ai vu le baron qui repartait, il venait en auto lui aussi, une petite voiture vert clair, une Anglia. La patronne est venue voir si j’étais au travail. En me voyant travailler, elle s’est approchée de moi et m’a passé gentiment la main dans les cheveux en me disant que j’étais un bon petit. C’était bien le premier geste de tendresse qu’elle ait eu à mon égard. Le dernier aussi je pense. En tout cas, le baron est revenu régulièrement. Quand il venait, la mère Veudenne était toujours proprette et bien habillée, le vieux se barrait dans les champs avec Mady. Je crois que Mady ne se doutait de rien à ce moment-là. Et moi, une fois sur deux je dirais, j’étais là à sortir du fumier. Et j’avais réussi à améliorer mon trou dans la cloison, je pouvais voir une partie du lit. Bon, j’avais dix, onze ans, mais je faisais mon profit de ces séances de cinéma, je n’aurais en rien voulu les rater. Et de plus, finalement, tout le monde était content. Veudenne était cocu mais content. La patronne avait l’air d’aimer cela. Il n’y avait plus de menace d’expulsion et l’ambiance était au beau fixe.

– Cela aurait pu durer longtemps comme ça, dit Hervé.

– Oui, ce n’aurait été que les Veudenne, les choses auraient pu durer comme vous dites. Mais le baron, lui, je crois qu’il était fou. Un jour, il est arrivé, on était encore à table. Il s’est assis à côté de nous, en bout, et il s’est mis à plaisanter, à discuter, il a demandé mon âge, puis celui de Mady. Il l’a complimentée. Cela c’était à peine un mois avant que nous tirions monsieur Artur de l’eau, pour vous situer. Veudenne ne s’est pas attardé à table, il s’est levé et est parti avec Mady. La vieille m’a envoyé à l’étable comme d’habitude. J’ai commencé à sortir du fumier, il fallait bien que le boulot ait l’air d’avoir été commencé. Puis je suis monté à mon poste d’observation. J’avais sans doute un peu trop trainé, le baron semblait avoir conclu, il s’essuyait le bout tranquillement. C’est là que la chose terrible est arrivée.

(à suivre...)

dimanche 22 mai 2022

Contes et histoires de Pépé J II (35) L’or de l’Ariège

Oreilles attentives de Guyenne et Gascogne, bonjour. Cette fois encore je vous parlerai d’un conte de Michel Cosem extrait des « Contes traditionnels des Pyrénées » publié chez Milan en 1994. Cela s’appelle « L’or de l’Ariège».

« Il y a très longtemps, sur un piton abrupt, dominant la vallée, était construit un château fort de fière allure. La princesse de ce lieu s’appelait Mengarde et elle était alliée aux plus riches familles du comté de Foix, de Catalogne et d’Aragon. Elle était aussi fort belle et bien jeune. Pourtant elle avait été mariée il y avait longtemps déjà et elle se désolait, quasiment prisonnière dans cette forteresse caillouteuse. En effet, son seigneur et maître ne s’occupait pas d’elle. Il lui préférait la guerre qu’il menait au loin dans les plaines du nord. Là, à la tête de ses rudes soldats il ne cessait de remporter victoire sur victoire. Mengarde n’écoutait pas les messagers venus l’informer de tout cela. En filant sa quenouille elle pensait à autre chose. Un jour elle entendit sur la plus haute tour chanter des tourterelles et soudain elle se rappela avoir jadis rencontré un cousin du nom de Pedro, avec qui elle avait beaucoup sympathisé. Elle savait qu’il s’était établi en Aragon, du côté de Boltana et qu’il était très riche. Elle en rêva toute une journée. Et plus elle y pensait, plus elle sentait l’amour naître en elle. N’y tenant plus, elle envoya un messager à ce riche cousin pour lui dire le fond de son cœur.

- Mon prince, confia-t-elle à Pedro, je voudrais que vous veniez avec toute votre armée et tout votre or, prendre cette forteresse. Nul ne vous résistera. Ensuite vous aurez le pays à votre merci.

Pedro en recevant ce message se souvint très bien de Mengarde. Il l’avait trouvée jadis fort jolie et lui aussi devint fort amoureux.

- Je serai bientôt au pied de la forteresse, fit-il savoir à Mengarde, et j’aurai avec moi les plus fortes troupes d’Aragon et de Catalogne.

Ce qu’il dit se réalisa. Mengarde enfin heureuse alla à la nuit venue ouvrir elle-même la porte de son château. La garnison laissée par son mari fut massacrée. Quand ils se virent, Pedro et Mengarde furent tout heureux de ne pas s’être trompés. Quand le mari de Mengarde apprit l’invasion de ses terres, il accourut en toute hâte avec ses soldats. Mais déjà il était trop tard. Malgré sa bravoure il fut fait prisonnier et on le précipita dans le vide. Il mourut dans le torrent. Quelques jours plus tard, Mengarde et Pedro festoyaient avec ceux d’Aragon. Il y avait tant de bon gibier, tant de pâtés, tant de gâteaux aux amandes arrosés d’un bon vin de Catalogne que les lumières restèrent tardivement allumées. Les guetteurs virent pourtant tout au bout du sentier un vieil homme chenu, à la longue barbe blanche, appuyé sur un bâton noueux, gravir péniblement la rocaille. Arrivé devant la porte, il demanda à rencontrer Mengarde.

- Qui es-tu et que me veux-tu ? S’écria-t-elle fort en colère d’être ainsi dérangée.

Le vieillard posa longuement sur elle un regard à la fois grave et triste. Enfin il parla.

- Noble dame, alors que tu festoies et dépenses beaucoup d’or, tout le pays est dans la misère. Ta trahison sème partout la désolation. Il est temps de chasser l’étranger.

Mengarde pleine de colère s’écria : - Jetez ce fou du haut des remparts.

Elle venait à peine de prononcer ces mots qu’un éclair éblouissant sillonna le ciel, suivi presque aussitôt d’un grondement qui ébranla les monts. Un flot venu de nulle part envahit le château, fit tomber les murailles et emporta le prince aragonais et ses soldats.Il ne resta bientôt que la seule Mengarde isolée sur un rocher. Devant elle se trouvait le vieillard. Il lui dit :

- Tu as honteusement trahi ton pays, tu as trompé to seigneur. Tu seras désormais, pour l’éternité, transformée en torrent. Tu n’iras pas vers l’Aragon mais vers le pays de Foix. Tout l’or que tu as accumulé dans ton château a été emporté vers la plaine et après chaque orage les flots charrieront mille paillettes. C’est ainsi que l’Ariège devint le paradis des orpailleurs qui recherchent encore l’or de la traîtresse Mengarde.