En vedette !

dimanche 30 juin 2019

Chronique de Serres et d’ailleurs IV (42)


Auditrices et auditeurs qui m’écoutez, bonjour. Les vacances arrivent et les média vont nous abreuver de bouchons, de bisons futés et de météo larmoyante. Que ceux qui, volens nolens, ne partent pas en vacances tournent le bouton s’ils ne veulent pas tourner de l’œil. Mais s’ils ont l’inconvénient de se trouver sur les routes, ils auront quand même la joie de se faire ralentir par un ou plusieurs camping-cars pilotés par des gugusses qui laissent la twingo à la maison et se croient donc à la barre d’un porte-avions, occupant à vitesse réduite le milieu de la route en se moquant du reste de la circulation, soucieux qu’ils sont de trouver le plateau adéquat pour évacuer leurs défécations.  Au moindre arrêt dans les stations-services, ils croiseront des vacanciers en tongs et bermudas mastiquant de gluants sandouiches, éructant des bières à bon marché et hurlant sur leurs gamins surexcités. En les voyant déambuler ainsi, les élus locaux se rengorgeront en déclamant à qui veut entendre qu’ils ont créé des infrastructures touristiques qui sont la gloire de leur commune, de leur intercommunalité, de leur département et de leur région. Et pendant ce temps-là, les estivants, modernes petits poucets, parsèmeront leurs routes et chemins de papiers gras, de canettes vides et de mouchoirs jetables.

Mais alors, me direz-vous, que nous reste-t-il à faire si nous ne voulons pas jouer un rimèque des bronzés ? Et puis, pour les vieux, le transport en camping-car n’est-il pas le meilleur entraînement possible pour leur dernier transport en corbillard ? Le sandouiche mou n’est-il pas une alternative ludique aux plats surgelés que mangent nos juilletistes et aoûtiens tout au long des autres mois de l’année ?

Voilà des questions qu’elles sont bonnes mais pour nous qui voulons rejoindre à pied le cimetière, point n’est besoin d’entraînement. Pour nous qui dégustons, jour après jour, autant de légumes de saison que possible et de préférence non traités et du jardin, nous n’avons nul besoin de ludique alternative. Et, pour ce qui est de bronzer, le bronzage agricole nous suffira.

Donc, pour cet été, voici l’ordonnance du bon  docteur V., alloméopathe distingué et diplômé de l’école vétérinaire : pas de télévision pendant deux mois, pas plus de souimingue-poule, pas de WiFi et pas de bière à vil prix. Le traitement est le suivant : de la marche, tant que faire se peut ; des légumes bios et de production locale à petite échelle ; des boissons faiblement acidulées et de l’eau claire et surtout, surtout ! De saines lectures, de la bonne musique, de beaux paysages et du repos, du vrai, loin de toutes les sottises du monde moderne. Quoique l’ancien aurait aussi son mot à dire en la matière. Et, pour finir, citer à l’envi cette phrase du livre « Mon ami Pierre » de Georges Boué : « Cau prénguer lo temps coma veng, Las gents coma son, L’argent au cors E sera muros. »  « Il faut prendre le temps comme il vient, / Les gens comme ils sont, / L’argent au cours, /Et nous serons heureux. »
On voit par-là qu’il n’y a pas de temps à perdre, soignons-nous !

jeudi 27 juin 2019

Appelez-moi Fortunio (20)


Ensuite, au fil des pages du cahier, on voit en filigrane se dessiner le Front Populaire, la guerre d’Espagne, Munich et le triomphe du nazisme. Elle apprend cela à la lecture des journaux et par les commentaires de son patron. Le fils vient de moins en moins souvent puis il est mobilisé car la drôle de guerre arrive. Puis l’invasion de la Belgique, la reculade de l’armée et l’exode des habitants poussés par l’avance ennemie.
« Monsieur Marc était tous les matins en colère ces derniers temps mais on a appris que le Maréchal Pétain avait fait don de sa personne à la France. Monsieur est joyeux maintenant, il dit que le maréchal va remettre de l’ordre, il a serré la main aux allemands et on va voir ce qu’on va voir. Car, dit-il, les allemands sont des boches mais ils s’y connaissent pour mettre de l’ordre. Et ils savent que Pétain c’est un dur, un héros de la Grande Guerre et que c’est un militaire et les militaires aussi, l’ordre ça les connait. Il va remettre les feignants au travail. Il parait qu’il y en a beaucoup à Paris, des feignants. Ici, je ne sais pas car je vois tout le monde qui travaille mais peut-être que les feignants se cachent à Agen. Bon, je dis ça comme cela, je n’en sais rien en fait. En tout cas, Monsieur est de bonne humeur, il a dit l’autre jour que les affaires reprennent. Tout ce qu’on peut dire c’est que c’est bon pour nous alors.
Monsieur Etienne a envoyé une lettre, il a été démobilisé et il va venir passer un mois chez ses parents. J’espère qu’ils pourront se mettre d’accord, lui et monsieur Marc. »
Effectivement, le fils vient passer quelques jours chez ses parents, dans une ambiance calme mais grave. Il passe un mois et repart chez sa tante à Paris. Son père va, lui aussi, aller régulièrement à Paris pour des affaires qui paraissent de plus en plus florissantes.
« Monsieur Marc dit que la guerre a été une bonne chose car les allemands font marcher son commerce. Maintenant il vend aussi du grain, de la viande, du vin, du commerce alimentaire il appelle cela. Souvent la cour et les hangars sont tout encombrés de tout un tas de denrées. Avant, on ne voyait jamais passer ce qu’il achetait et vendait, il en parlait et c’est comme cela qu’on savait ce qu’il faisait comme métier. Il y a aussi du monde qui vient, ça nous fait beaucoup de travail pour les faire manger. »
Suivent des pages avec des listes de courses, encore des recettes de cuisine, certaines denrées commençant à se faire rares même si le patron continue son commerce. Juliette Bertinier a moins de temps pour continuer à écrire dans son cahier.
« Monsieur Marc a remarqué l’autre jour que j’avais une bonne écriture et il m’a dit de tenir des cahier de comptes pour son commerce. Il a été très sévère en me disant qu’il prendrait une aide pour la cuisine mais que je devais travailler aux comptes avec la plus grande discrétion. Aujourd’hui j’ai mis des libellés et des chiffres dans des colonnes, il y en avait à n’en plus finir. La nouvelle qu’il a embauchée pour m’aider à la cuisine est gentillette mais pas trop dégourdie. C’est une nommée Simone, Elle est plus gaffète que cuisinière. Enfin, c’est mieux que rien mais j’ai du mal à écrire mon cahier après mon travail dans les comptes et à la cuisine. Heureusement que la cuisinière est encore là, elle n’y voit plus beaucoup mais elle commande bien la petite et ça lui fait plaisir de se sentir utile. Au revoir mon petit cahier, j’aurai assez d’entraînement avec les chiffres. Peut-être un jour je serai une sorte de comptable si tout marche comme il faut. »
(à suivre...)

dimanche 23 juin 2019

Chronique de Serres et d’ailleurs IV (41)


Auditrices et auditeurs qui m’écoutez, bonjour. Michel Serres est décédé ce 1er juin. Philosophe et académicien, il était né à Agen et je ne veux pas me priver de parler de lui en cette circonstance, non pour lui rendre hommage car d’autres s’en sont chargés ou s’en chargeront bien mieux que je ne saurais le faire. Et, plutôt que de l’enterrer une deuxième fois, je préfère faire revivre l’une ou l’autre de ses idées. Si certains ont pu dire qu’il enfilait des banalités, je pense qu’au contraire il savait revenir aux fondamentaux de notre vie et de notre langue en rappelant un certain nombre de choses dans leur simplicité et leur rusticité.

Je dirai juste pour commencer que j’avais sollicité Michel Serres en espérant qu’il accepterait de préfacer le recueil de mes chroniques. C’était, je le reconnais, assez présomptueux de ma part mais si on ne l’est pas parfois encore à mon âge, quand le sera-t-on ? Je me permettais de l’interpeller, arguant de mon titre de chroniqueur de Serres et d’ailleurs. Cela date d’il y a quelques huit mois et mon courrier restera sans réponse maintenant.

Michel Serres avait pris le parti de la défense et illustration de la langue française et c’est à ce titre que je le citais dans ma chronique du 23 septembre 2018. Dans ses chroniques, il résistait  non face à une seule langue qui serait l’anglais mais face à un usage et un mésusage d’une langue parlée et mal parlée par les classes dominantes qui se soumettent elles-mêmes à la domination d’un anglais de pacotille, le globish comme il appelle ce parler des snobinards des classes bourgeoises. Il ne récuse pas les apports des langues étrangères dans la nôtre mais il les récuse en tant que ces apports ne se justifient que  par la vanité de ceux qui pensent pouvoir les imposer. Et je le cite : « En général, une faible partie de la population parle anglais de façon assez mauvaise et le répand : ceux qui ont le pouvoir financier, commercial, etc. Par conséquent, le risque, c’est que le français, non seulement devienne une langue morte, mais devienne de surcroît la langue des pauvres, NOUS.  Mais le français, c’est aussi la langue des inventeurs. On invente dans sa langue. On publie le résultat dans la langue de communication, mais on invente dans sa langue. La plupart des grands inventeurs le savent. J’ai connu le chef des traducteurs de l’Europe qui disait : au début, chacun parlait sa langue et chacun était original parce qu’il inventait dans sa langue. Aujourd’hui, tout le monde parle anglais, tout le monde dit la même chose, c’est-à-dire les platitudes communes. La sauvegarde d’une langue, c’est la sauvegarde de l’invention, de l’originalité et de la liberté. »

Mais, bien sûr, ce que visent les dominants, ce ne sont ni l’originalité ni l’invention. Encore moins la liberté, celle que l’on ne doit qu’à soi-même. Ce qu’ils visent, c’est l’accumulation, qu’elle soit financière ou politique. Et pour y arriver, ils assoient leur domination par des jeux de jargon dont ils se sentent les seuls initiés. Et, ce faisant, ils font soumission aux démolisseurs de notre langue.

Michel Serres écrivait aussi, déjà en 1985 : « Nous vivons aujourd'hui une crise aiguë des langues. Jadis tenues pour trésors, elles tombent en mésestime, chacun saccage la sienne, comme on a fait de la terre. » (Les cinq sens) Il est des bétonneurs qui dénaturent notre terre comme ils défigurent notre langue.

On voit par-là que, si le langage est un instrument de domination, il est encore plus la voie de l’émancipation contre la servitude volontaire.

jeudi 20 juin 2019

Appelez-moi Fortunio (19)


Elle continuait ainsi à décrire son quotidien, simplement, avec ses mots. Il y a une application d’écolière dans cette rédaction, elle doit lui servir à garder ses acquis scolaires et on sent bien l’attention portée au langage utilisé par cette jeune fille issue d’un milieu paysan et dont le français n’était pas la langue première.
« Je ne sais pas si Agen est une grande ville, on m’a dit que Bordeaux et Toulouse et Paris sont bien plus grandes. Mais ici, aussi loin que j’aille, il y a toujours des rues et des maisons. On dit aussi que, passé la Garonne vers Le Passage d’Agen, on est vite dans les champs mais la campagne n‘est pas comme chez nous. C’est tout plat ou presque, c’est la vallée. Sauf quand on regarde après le canal, le coteau de l’Ermitage. Les gens parlent le français, il vaut mieux parler français que le patois de chez nous car on te prend pour un paysan. Mon oncle de Saint-Martin, il dit que ceux d’Agen, c’est les princes de l’Agenais. Il ne les aime pas beaucoup. Mais autant je me plais ici et je suis mieux peut-être que chez les parents. Là-haut, il fallait tout le temps travailler et ici aussi. Mais ici je peux écrire tranquille le soir dans mon cahier, il n’y a personne qui me gêne et je peux lire un peu de journal. Je ne comprends pas tout sur le journal. Monsieur Marc parfois se met en colère quand il lit, il n’aime pas le front populaire, il dit qu’on n’a plus besoin de faire la révolution, elle est déjà faite. Là-dessus, ils ne sont pas d’accord avec monsieur Etienne, son fils. Il est venu l’autre jour, il y avait très longtemps que je ne l’avais pas vu car il habite Paris, chez une sœur de Monsieur. Il fait des grandes études là-haut et on dit que c’est une tête, il apprend tout ce qu’il veut. Si j’avais pu, peut-être qu’on aurait pu dire pareil pour moi. C’est ainsi, chacun à sa place. Je comprends que dans les discussions, monsieur Etienne laisse parler son père, il ne veut pas faire de peine à sa mère. Mais l’autre jour, il est venu à la cuisine parler avec nous autres et il m’a dit qu’on allait voir arriver des grands changements, que le nouveau gouvernement allait donner du travail mais aussi des congés. Il faut l’écouter et surtout ne pas avoir l’air de trop dire ceci ou cela, des fois que la cuisinière rapporterait que je me laisse monter la tête. Monsieur Etienne est reparti, on sent bien qu’avec son père ils se font grise mine mais je crois qu’ils s’aiment bien, dans le fond. Maintenant je sais ce que fait monsieur Marc comme métier. On dit qu’il est négociant, en fait il achète et il vend beaucoup de choses, du bois, du matériel ou de la ferraille mais il n’y a rien qui vient à la maison. Il achète des matières, il les fait transporter et livrer. On ne voit rien mais c’est lui qui organise tout et il touche de l’argent pour cela. Il n’aime pas le gouvernement car il dit qu’ils vont tuer le négoce. Je lui ai entendu dire mais peut-être il ne le pense pas vraiment. La semaine prochaine, on va partir à la propriété, je vais voir ma famille. On y va pour l’alambic, ils vont faire la niôle. C’est toute une affaire car ils font toujours plus qu’ils ont le droit. Il y a la prune, le marc et monsieur Marc fait distiller sa part de vin, il dit que c’est de la piquette. Il ne boit pas souvent du vin et toujours des bouteilles cachetées. Il fait le plus de niôle qu’il peut, même il en achète à qui voudrait lui en vendre et il ramène tout cela à la maison d’Agen. Je crois qu’il en fait négoce de tout cela car il en garde un peu pour la cuisine et pour les soins mais tout le reste, il le met en petites bouteilles bordelaises, des trois-quarts, et il a toujours du monde qui vient en chercher. Il faut dire que nous autres, à la campagne, le père faisait quelque peu de pastis qu’i écoulait en douce. Et c’est monsieur Marc qui lui donnait des petites fioles de teinture, comme ils disaient. »
(à suivre...)