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jeudi 30 décembre 2021

Dernier tableau (57)

Suivez-moi, on y va.


Hervé la suit dans un dédale de couloirs. à un moment, ils passent devant une porte simple, la dame se retourne et lui explique que c’est par là qu’on entre et qu’on sort pour les visites, la porte n’est jamais fermée dans la journée. Ils arrivent à une chambre, la dame frappe et ouvre.


– Vous avez de la visite, monsieur Trouvé, claironne-t-elle.


Achille Trouvé est dans un fauteuil et émerge avec peine de sa sieste.


– Qu’est-ce que c’est ? dit-il péniblement.

– Un monsieur qui vient vous voir.


Achille se lève malaisément, encore engourdi et regarde Hervé avec étonnement.


– Qui vous êtes ? demande-t-il.

– Je viens de la part de madame Zélie Lequeuvre, je m’appelle Hervé Magre. C’est elle qui m’a dit que vous étiez ici, à Lamallieu. Je suis désolé de vous déranger.

– Ah, Zélie ! Bien, bien. Excusez-moi, je m’étais assoupi. C’est une brave femme, je pensais faire une sortie un de ces jours et aller la voir. Donc c’est elle qui vous envoie… Mais asseyez-vous, dit Achille en se rasseyant, approchez donc ce fauteuil.


Hervé approche l’autre fauteuil et s’assied en face d’Achille.


– Comment va-t-elle, Zélie ? Vous la connaissez bien ?

– Elle m’a semblé aller bien, pour tout dire nous avons fait La Brémarde – Saint-Lambaire en bus. J’ai fait aussi la connaissance d’Eugène.

– Ah bon, Eugène. Il a toujours son Ferguson ? dit-il en souriant.

– Oui, oui, et j’ai même fait un tour en bennette, cela m’a bien secoué les puces !

– Ah oui, Eugène, Zélie, on est tous les trois à peu près du même âge. Mais moi, je suis venu ici, j’ai pas de famille, pas de maison, je suis encore en bonne santé, je dirais, mais vous savez, à mon âge, il suffit parfois de peu, une chute, on se retrouve à l’hosto, ils ne vous y gardent pas bien longtemps, ils vous trouvent une maison de retraite, la première où il y a une place de libre. Tandis que moi, j’ai ma place ici, je voulais y venir, ma foi c’est comme cela. Chacun sa vie…

– Si vous êtes bien ici, répond Hervé avec un sourire contraint, vous avez sans doute eu raison de…

– La seule chose, je vais vous dire, tiens, c’est la bouffe. Moi, toute ma vie d’adulte j’ai acheté mes légumes sur le marché, mes œufs chez le paysan, ma viande chez mon boucher. Alors qu’ici, c’est rarement franchement mauvais, mais ce n’est jamais bon. Il n’y a que des fois, des goûters d’anniversaire, le personnel ou des bénévoles font des gâteaux. Mais, vous savez, moi, j’ai été gamin dans des centres, alors là, la bouffe, je vous dis pas. Je crois qu’on a parfois bouffé, peut-être pas de la merde, mais de la carne, de la vache enragée. J’aurais tort de me plaindre, quoi. Eh oui, Eugène et Zélie, on se connaissait, gamins, quand j’étais à l’école à La Brémarde. On était pas plus copains que cela, mais quand j’ai eu un métier, je suis revenu les voir. J’allais chez eux, ils me vendaient des œufs, des patates, un poulet, que sais-je. Et je restais manger des fois. C’était bien. Mais comme je vous dis, je vais aller les voir un de ces jours. Vous savez, je prends le bus encore, je me déplace quand je veux. Mais je ne pars jamais que pour une journée. Mon chez-moi, c’est ici maintenant. J’ai passé une bonne partie de ma vie à Saint-Bélié, pas loin d’ici, je me suis choisi cette maison de retraite et je veux garder ma place. Vous savez, j’étais un enfant de l’assistance comme on disait à l’époque. J’étais placé chez des fermiers, puis j’ai été en centre, puis j’ai commencé à travailler, j’ai pris un appartement en location, puis un autre et après j’ai même loué une petite maison. Mais chez moi, comme on pourrait dire chez moi, j’ai jamais été. Jamais j’ai été propriétaire d’une maison ou d’un bout de terrain. Alors, pour quelqu’un comme moi, c’est ici ma maison. Bon, mais je vais pas vous raconter ma vie, pourquoi elle vous envoie, Zélie ?

(à suivre...)


dimanche 26 décembre 2021

Contes et histoires de Pépé J II (14) Gaspard à Noël

Oreilles attentives de Guyenne et Gascogne, bonjour. Noël est là et, s’il est une histoire particulièrement belle qui se raconte dans nos campagnes, c’est bien celle au sujet des animaux qui parlent la nuit de Noël. Cette histoire est d’autant plus crédible que si vous tentez de les écouter en cachette, ils se tairont. Et je vais vous raconter ce que j’ai entendu moi-même de la bouche de Jeannot de la Houn delanis, un soir de Noël, dans le petit bistro d’un village des Hautes-Pyrénées. C’était un exigu café-tabac avec la petite licence, comme il n’en n’existe plus, où l’on vous servait, comme boisson la plus alcoolisée, un muscat agréable au palais et ne dépassant pas les 18° réglementaires. De plus, il y avait aussi le tabac, gauloises ou gitanes brunes et tabac gris ou Bergerac pour les rouleurs, sans oublier le papier à rouler non gommé, le seul valable. Nous étions attablés, Jeannot et moi, face à face avec nos verres de vin, un rouge sévère en litres étoilés, censé rincer les gencives. Jeannot avait, dans sa ferme, quatre vaches et une trentaine de brebis. Ancien éleveur de vaches, je le branchai sur cette légende des animaux qui parlent, jouant moi-même l’esprit fort. C’est là qu’il me conta l’histoire de Gaspard et du Cap de las Estelas.


Cela se passait en un autre siècle, les paysans vivaient dans le respect de leurs animaux, étant très proches d’eux, au point qu’il n’était pas rare que, pour les veilles ou les soins, il fallût passer la nuit dans l’étable ou la bergerie. Gaspard, lui, avait deux vaches, une dizaine de brebis, quatre poules, un chien, un chat et un âne. Ah cet âne était bien vieux, près de trente ans ! Trente années au service de Gaspard, il avait porté le bât, tiré un charreton et même parfois débardé du bois sans jamais se départir de son calme. Entre lui et Gaspard, c’était ce qu’on peut appeler une amitié. Même s’il ne pouvait plus porter de vraies charges, il accompagnait toujours son maître lorsqu’il allait couper du bois ou retourner du foin. Et il en allait ainsi avec les autres animaux de la petite ferme.


Mais Gaspard se faisait vieux et il voyait sa fin venir. Lui, qui avait toujours vécu un peu à l’écart des humains, avait du vague à l’âme de penser qu’à sa mort il se retrouverait dans un au-delà seulement peuplé d’humains. Car le curé l’avait dit, au catéchisme, les animaux n’ont pas d’âme et n’iront pas au paradis, ni en enfer. Cela le tourmentait.


C’est ainsi qu’une nuit de Noël où il se sentait bien malade, il entra dans la grange et, face au crèches, il se mit à parler à ses animaux, à leur expliquer son chagrin. Ah quelle émotion dans cette grange, tant l’âne que les vaches, les poules, moutons, chien et chat n’en pouvaient plus de sympathie pour le pauvre Gaspard. Et, à lui, ils lui parlèrent et lui dirent de monter sur le dos de Firmin, le vieil âne. Ensuite, ils partirent en cortège dans la montagne, ils allèrent tout en haut, au Cap de las Estelas, d’où l’on voit si loin dans la plaine par temps clair !

Arrivés au sommet, l’âne lui dit : «  Tu vois cette plaine où sont les hommes ? Dis-toi bien que tu laisses derrière toi bien des misères et que bientôt elles te paraîtront minuscules. Allons-y ! »


Le baudet se mit à galoper comme jamais il ne le fit et, ayant pris un bel élan, il prit son envol avec Gaspard sur son dos et suivi des autres animaux, y compris la basse-cour. Et les voilà qui survolent le pays, puis l’océan, des îles et des continents. Et toujours ils montent, ils montent jusqu’à tutoyer les étoiles. Et, comme elles, ils se mettent à briller et à scintiller, ils sont comme ivres de bel espace, de pureté et de beauté. Alors on dit qu’ils ont été transformés en étoiles et il paraît qu’on peut les apercevoir, par temps clair, depuis le pôle Nord, à moins que ça ne soit le Sud. Mais en tout cas, les gens de ces pays, qui donnent un autre nom aux constellations, ont appelés ces étoiles la ferme de Gaspard et c’est pas pour rien qu’ils ont donné ce nom-là ! Mais chaque nuit de Noël la constellation passe au-dessus des Pyrénées et on peut voir les deux vaches Grisette et Lauret, les brebis, les poules, le chien Bizor et le chat Pouif, l’âne Firmin et Gaspard luire de bonheur dans le ciel d’hiver.


Cric crac, mon histoire est finie et c’est un conte de Noël.



jeudi 23 décembre 2021

Dernier tableau (56)

Il se réveille vers dix-sept heures. Il se prépare un café et allume la radio. Le programme lui semblant sans intérêt, il met un de ses vieux disques, un concerto brandebourgeois. Il prend une feuille de papier et réfléchit. Puis il écrit :


  • 1°. Édith Lemond : (connaît le tableau, sans plus)

    • Sara Weill-Lucet : (connaît le tableau) fera passer la monographie, coup à suivre ?

  • 2°. Raymond Marondeau : deus ex machina, tire des ficelles ? Ne sait pas pour le deuxième tableau

    • André : pas de rapport avec le tableau

    • Landau : rien à dire

    • Tante Laure : originaire de Saint-Bélié, a vécu à l’époque de Leyden

    • Mme Le Blévec : m’a repéré et m’a envoyé Antonia

  • 3°. Dussieu, l’encadreur : sait pour le deuxième tableau, doit regarder les carnets de son père.

  • 4°. Eugène, Dédé, Gégé et Zézé : bonnes infos, à revoir qui sait

    • Achille Trouvé : aller à Lamallieu…

  • 5°. Antonia Secondat, née Viquerosse : semble moins dangereuse que ce qu’en disent Raymond et consorts. Fera passer « le témoin»…

  • 6°. L’instit. : chainon manquant ? Ou à classer avec Zézé, Dédé etc.

  • 7°. Fred Tucaume : je lui ai déballé pas mal de choses, le pinard aidant, mais saura p-e renvoyer l’ascenseur.


Il pense que s’il tire cette affaire au clair, il risque de s’ennuyer après…

Il conclut qu’il y a un personnage important à voir, c’est Achille Trouvé. Il y a plusieurs personnes à suivre : Dussieu, l’encadreur, en premier lieu pour les carnets de son père. Ensuite, Sara pour la monographie d’Estrade. De plus, il aimerait savoir à quoi elle joue, cette gouacheuse. Il la recontactera demain pour lui parler de cette monographie, ce sera une bonne occasion. Pour Dussieu, il doit y retourner dans la semaine, mais il pourrait l’appeler mardi pour savoir où il en est et lui redire, si nécessaire, de chercher dans les carnets.

Assez content de sa journée, il se prépare un petit repas léger puis descend faire un tour dans le quartier avant d’aller se coucher.












5. Achille






Lundi matin, plein d’entrain, il va à pied jusqu’à la gare routière pour savoir comment se rendre à Lamallieu. En route, il se dit qu’il n’a pas encore le bon réflexe, celui d’aller voir sur le site du Conseil Général. Arrivé à la gare, il examine les trajets et les horaires. Pour ce matin, il n’y a rien qui convienne, mais en début d’après-midi, un bus va à Lamallieu avec un arrêt non loin de chez lui, avenue Comédon. Il repart, fait un large tour en ville intra muros pour revenir chez lui en suivant le bord de mer. Après cette promenade apéritive, il mange un morceau et redescend pour prendre son bus.

Le trajet n’est pas très long jusqu’à Lamallieu et Hervé descend au premier arrêt en entrant dans le bourg. Comme l’avait dit Zélie, la maison de retraite est à l’entrée du village, à proximité de l’arrêt du bus. Il se dirige vers des bâtiments coquets quoique d’une qualité architecturale médiocre, les façades sont en briques de parement collées sur des bâtiments massifs de béton et de parpaings, avec des toitures de tuiles modernes. Les fenêtres sont alignées et l’ensemble a une allure de prison récente dont la seule coquetterie tiendrait à ses petits massifs de pétunias et d’impatiens, soigneusement alignés et en alternance avec des pelouses strictement tondues. Cela sent le contrat d’entretien d’espaces verts, la cuisine Sapexta et la certification ISO. Quelques résidents sont sagement rangés derrière une baie vitrée, dans une atmosphère climatisée, regardant une vue formatée. Il en a froid dans le dos. Au moins, Artur Leyden a échappé au sort de ces vieux ainsi parqués…

Il s’avance vers une entrée de style postcolonial en béton authentique aux portes vitrées en aluminium anodisé. Après être passé par la porte à ouverture automatique, il se heurte à une autre porte, de style Chirac IIème mandat, close et sans velléité d’ouverture. Il avise un bouton de sonnette sous un parlophone et appuie dessus. Il attend une bonne minute sans avoir de réponse. Il redonne une poussée au bouton, une voix crachotante et rauque surgit du haut-parleur, lui demandant probablement ce qu’il veut.


– Je voudrais voir Monsieur Trouvé, monsieur Achille Trouvé, dit-il.


Un autre crachotement aussi rauque et aussi incompréhensible lui répond. Il suppose que l’on s’occupe de son cas et attend cinq minutes de plus. Il commence à regretter de ne pas avoir téléphoné avant de venir quand passe devant la porte une dame en blouse blanche. Elle l’aperçoit, sort un trousseau de clés et ouvre de l’intérieur.


– Vous n’avez pas l’habitude, dit-elle, personne n’entre par ici. C’est fermé, vous comprenez, la sécurité…

– Vous craignez qu’on vous enlève des pensionnaires ? demande-t-il en souriant.

– Vous savez, de nos jours, il peut se passer tant de choses, répond-elle. Vous veniez pour une visite ?

– Oui, je voudrais voir monsieur Trouvé. Achille Trouvé.

– Il vous connaît ?

– Non, mais je viens de la part de madame Lequeuvre, il la connaît.

(à suivre...)


dimanche 19 décembre 2021

Contes et histoires de Pépé J II (13) Martin Brazac(2)

 

Contes et histoires de Pépé J II (13) (12 déc. 2021) Martin Brazac(2)

Oreilles attentives de Guyenne et Gascogne, bonjour. Voici la suite de l’histoire de Martin Brazac dont je vous ai conté le début la semaine dernière :

« La tempête finie, le beau temps revenait.

« Martin et Léonie repartirent et trouvèrent sans trop de peine leur chemin. Martin suivait sa mère, tête baissée. Il pensait au rêve qu’il avait fait dans la nuit, après s’être assomé. Il y pensa toujours, mais n’en dit rien à personne.

« Rentré chez lui, il découvrit en se déshabillant qu’il avait une tache rougeâtre sur la poitrine, grande comme une pièce de dix sous, plus sombre qu’une piqûre d’insecte et qui ne ressemblait pas non plus à un eczéma. Il la frotta avec une pommade pour les maladies de la peau, à base de graisse de serpent et l’oublia.

« À quelque temps de là, il entendit parler du « sorcier de la carrière ». Il demanda quelle carrière. Elle se trouvait du côté de Lussac et ressemblait bien à celle où il s’était abrité avec sa mère.

« On lui raconta qu’un sorcier avait vécu là autrefois, on ne savait quand au juste. Il guérissait les gens et les bêtes malades, les enfants idiots et les maris qui avaient l’aiguillette nouée ; mais il n’avait pas beaucoup de client, car on disait qu’il évoquait le diable sous forme d’eune belle jeune femme blonde.

« Il mourut dans sa tanière et personne n’osa aller chercher le corps qui pourrit sur place. L’odeur infecte persista longtemps et, pendant des années, il fut impossible de s’approcher. On racontait aussi que la belle femme blonde continuait de tourner aux environs, en cherchant un autre fiancé…

Martin ricana, fit l’esprit fort, mais il avait la sueur au front. Et presque tous les soirs, il ne pouvait s’empêcher de regarder la tache rouge sur sa poitrine. Il lui sembla qu’elle changeait tout le temps de forme et de taille. À un moment, elle devint plus grosse qu’une pièce de cent sous et presque noire. Plus tard, elle diminua tant qu’on aurait dit tout juste une piqûre d’épingle.

« Martin se crut sauvé. Il épousa une belle brune bien saine et bien simple, qui riait à pleine gorge quand on parlait de choses pas naturelles. Il avait peur qu’elle le questionne sur sa marque rouge. Mais pendant sa nuit de noces, il s’aperçut que la tache avait complètement disparu. Comme elle ne revint pas, il n’y pensa plus.

« Sa brune lui donna deux enfants, qui étaient bien différents.Un petit garçon plus beau et plus intelligent que tous les enfants du village et une petite fille mignonne, mais simple d’esprit, qui ne parlait pas et restait des heures assise dans un coin. Un jour, la femme s’en alla et une semaine plus tard, les bateliers retrouvèrent son corps dans la Dordogne. Martin dut élever ses enfants avec l’aide de sa mère, la Léonie, qui avait bien vieilli. La tache rouge sur sa poitrine était revenue, grosse comme un écu.

« Martin Brazac passa bientôt pour un peu dérangé. Il s’était remis à rêver de sa fiancée blonde. Son fils si doué s’en alla un jour. Les gens dirent qu’ils l’avaient vu prendre la diligence de Sarlat en compagnie d’une jeune femme : ça ne pouvait pas être la mère, puisqu’elle était morte. La gendarmerie fit une enquête mais on ne retrouva jamais l’enfant. La Léonie mourut aussi.

« La petite fille, elle, grandit très vite. Blonde comme la fiancée secrète, très jolie et pas si bête qu’on l’aurait cru, mais sauvage et muette comme la tombe. Elle n’avait d’échange qu’avec son père, par signes, par gestes ou en lisant sur les lèvres. Vers quatorze ou quinze ans, elle semblait adulte et, comme elle vivait seule avec lui, ça fit pas mal jaser dans le pays.

« Certains ne se privaient pas pour raconter que Martin et sa fille vivaient comme mari et femme. Lui disait qu’il ne pouvait se remarier à cause de la tache rouge. Elle avait pris la taille d’une main et elle était devenue creuse. Il était allé à Sarlat et même à Périgueux, voir de grands médecins qui n’avaient pas pu le guérir.

« Pendant ce temps, les gendarmes étaient venus le voir plusieurs fois. Il avaient fait des rapports et après les avoir lus, le maire et le procureur, ou le préfet, décidèrent d’enlever la fille muette et encore mineure pour la placer chez les sœurs. Martin fut prévenu à temps et il partit avec elle. On fit une grande battue pour les retrouver, mais sans résultat.

« Plusieurs jours après, quelqu’un eut l’idée d’aller voir à la carrière de Lussac. Le cadavre de Martin se trouvait à l’entrée de la galerie, rouge comme si la tache de sa poitrine avait gagné tout son corps. Les gens du pays aidèrent les gendarmes à chercher la fille, mais personne ne la retrouva jamais, ni morte ni vive. »

Cric crac, mon conte est achevé, une vraie histoire.


jeudi 16 décembre 2021

Dernier tableau (55)

Vous cherchez à remuer la merde mais il n’y a personne à éclabousser, sauf vous qui tenez le bâton…

– Et qui vous dit que j’ai envie d’éclabousser quelqu’un ? Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre le mystère de ce tableau, ou plutôt de ces deux tableaux. Pourquoi avoir délibérément caché l’un des deux ?

– Parce que Leyden ne voulait montrer ce tableau à personne, je suppose.

– Il aurait pu le détruire au lieu de l’enfermer ainsi et de le mutiler. Je vous rappelle que la toile a été pliée et retendue sur un support moins grand pour lui permettre de rentrer dans le cadre.

– Bon, c’est votre affaire après tout. Moi, ce que j’en dis… Voulez-vous un dessert ? Moi je prendrai une crème brûlée. Et un café, bien sûr.

– Allons-y pour la crème brûlée. Et un café aussi, un grand si possible.

à la bonne heure ! Cela dit, je tiens à ce que nous gardions le contact. Je vais faire un petit topo pour mon journal, l’inauguration, les notabilités, l’apéro… Et je parlerai d’un jeune retraité passionné par la mer, la Bretagne et la peinture. Je vous promets la discrétion. Mais votre histoire m’intéresse. Je vais faire une rapide recherche dans les journaux de l’époque. Pas seulement dans le Courrier, mais aussi dans les autres journaux régionaux. Et je peux tenter une autre démarche, si cela vous intéresse. Je peux peut-être arriver à savoir si le gendarme qui a interrogé le gamin a fait un rapport. S’il n’y a eu qu’une main-courante, on a peu de chances d’en retrouver des traces. Mais un rapport, cela peut se récupérer. J’ai quelques antennes dans la police et la gendarmerie. Je ne promets rien, je propose, mais en tout cas si vous découvrez des choses intéressantes, je voudrais que vous me gardiez la primeur des informations. On ne sait jamais.

– Il n’y aura peut-être jamais matière pour le moindre article ! s’étonne Hervé.

– Oui, mais qui ne sème rien, ne récolte rien. Et je vous trouve sympathique. D’ailleurs, si l’un de nous deux a des infos, on se retrouvera chez moi. Vous ferez la connaissance de ma femme… et de sa cuisine. Ah ! Voilà le dessert et les cafés. Marie, tu me feras l’addition ? C’est moi qui paie tout. Avec une facture comme d’habitude.

– Eh bien, je peux difficilement dire que vous me prenez à froid après ce repas. Je vais vous laisser mes coordonnées téléphoniques, mon e-mail aussi.

– Votre numéro de portable suffira.

– Je n’ai pas de téléphone portable, seulement un fixe, je suis désolé. Je cherche à minimiser mes dépenses. Je préfère un bon repas à un mois de téléphone portable. Je vous rappelle que je suis sans profession, presqu’un vagabond…

– Allons, ne nous apitoyons pas sur votre sort, donnez-moi votre numéro et qu’il en soit ainsi. J’ai un portable, moi, et voici mon numéro.

– Bien, bien, mais soyez assuré que je téléphonerai le moins possible, toujours question d’argent…

– Oui, et le mieux sera certainement de se revoir. J’ai été très content de vous rencontrer. Achetez le Courrier mardi, je pense que mon article y sera.

– C’est une dépense que je peux envisager, répond Hervé en riant.

– Alors, il faut que je m’en aille, il est plus de quatorze heures et je dois faire un tour dans une fête de bienfaisance au collège Sainte-Irma, une fancy-fair comme disent les belges. Je dois vous laisser, à très bientôt.


Et il s’en va. Hervé se lève lui aussi et revient tranquillement chez lui en faisant un grand tour par les remparts.

Il pense que petit à petit, il s’est créé un réseau autour de lui, ou autour du tableau de Leyden. Il se dit qu’il devrait faire le point, non pas sur cette affaire, mais sur ce réseau. Il regrette de n’avoir pas demandé son nom à l’instituteur. Mais celui-ci n’en sait guère plus, il lui a seulement confirmé qu’Achille est sans aucun doute le seul personnage survivant de cette époque qui sache quelque chose. Il ira voir Achille cette semaine.

Une fois de retour chez lui, il fait une sieste. Il n’a pas si bien dormi que cela cette nuit, il y a le repas bien arrosé d’hier soir et celui de ce midi, sans compter l’apéritif de la rue Camériau. 

(à suivre...)


*


dimanche 12 décembre 2021

Contes et histoires de Pépé J II (12)Martin Brazac(1)

 

Contes et histoires de Pépé J II (12) (05 déc. 2021) Martin Brazac(1)

Oreilles attentives de Guyenne et Gascogne, bonjour. Le 30 mai dernier, je vous ai parlé d’un livre intitulé « Le vrai goût de la vie » dont l’auteur est Michel Jeury. Il avait écrit une suite à cette histoire dont le titre est :  « Une odeur d’herbe folle », publié en 1988. Je ne vous parlerai pas du livre mais je vous dirai seulement un conte que j’en ai extrait, il est narré par La Pierre, mère de Vincent Lerouge, narrateur et personnage principal du livre. Ce conte, c’est l’histoire de Martin Brazac que je vous raconterai en deux fois:

-… Martin Brazac songeait à sa fiancée. C’étaient de bonnes pensées, mais voilà : Martin Brazac n’avait pas de fiancée…

« A qui pensait-il donc ? À une fiancée qui n’existait que dans ses rêves, dans s tête. Ah ! Elle était belle, trop belle pour ce garçon pas très raffiné ni trop bien bâti, mais personne ne le savait puisque personne ne pouvait la voir. Il l’appelait Sara et il s’arrêtait souvent en chemin pour caresser ses longs cheveux blonds ou admirer ses grands yeux bleus. « Sara, ma Sara... »

« Sa mère l’entendait marmonner, elle se retournait et lui faisait signe d’un geste impatient.

« Ce n’est pas le moment de traîner en chemin, mon Martin. Tu ne vois donc pas que le soir tombe et que la neige menace ?

« Martin Brazac ne voyait que les yeux de Sara, son petit nez mignon et sa bouche et son menton. Ce jour-là, sans savoir pourquoi, il pensait plus fort à sa fiancée et il la voyait comme je vous vois, si près qu’il avait presque peur de se cogner la figure contre la sienne.

« Puis elle se mit à marcher devant lui, plus vite, et il courut pour l’attraper. Quand il rejoignit sa mère dans le chemin, elle avait disparu. La Léonie, contente, se hâta davantage.

« Mais ils eurent beau se dépêcher, le mauvais temps allait plus vite encore. Le vent soufflait fort, la neige tombait, le crépuscule gagnait à chaque minute. La Léonie essaya d’allumer sa lanterne.

« - Rien à faire, la neige pénètre partout !

« Martin croyait voir devant lui, de temps en temps, les cheveux blonds de sa fiancée qui dessinaient comme une tache de lumière à travers l’obscurité.

« Ils enfonçaient jusqu’à mi-sabots dans la neige poudreuse. La Léonie dut convenir qu’elle était perdue.

« - Viens de ce côté, dit Martin. Il tira sa mère dans la direction où il avait cru voir la chevelure de Sara et elle le suivit parce qu’elle n’y voyait plus rien.

« - On dirait un temps de fin du monde !

« La neige était de plus en plus épaisse et la nuit de plus en plus noire. La Léonie et son fils marchèrent longtemps, sans reconnaître le pays, sans voir une maison ni même une lumière au loin.

« - À se demander si on n’est pas tombés chez le diable…

« Toujours Martin croyait distinguer par moments une flamme dorée qu’il prenait pour les cheveux de Sara et il guidait sa mère dans cette direction. Ils arrivèrent à une carrière abandonnée et ils se mirent à chercher une galerie pour s’abriter.

« - Je crains qu’on soit obligés de passer la nuit là, dit Léonie.

« - C’est un bon endroit, dit son fils.

« Le flanc de la carrière le protégeait contre le vent et la Léonie put allumer sa lanterne. Ils trouvèrent l’entrée d’une galerie, avec les traces d’un foyer et même un grabat.

« - Ce sont les ouvriers italiens qui vivaient ici quand la carrière était ouverte, expliqua la Léonie.

« Ils se décidèrent à pénétrer malgré l’odeur de pourriture.

« - Il doit y avoir le cadavre d’une assez grosse bête, dit Martin.

« Une fois dedans, l’odeur s’atténuait. Curieux, Martin avança plus loin dans la galerie. Il trouva une huche avec un bon pains bis pas trop vieux et un coffre plein de provisions, du lard, des sardines sèches, des châtaignes… Il hésita à se servir, mais la Léonie lui dit qu’un chemineau avait dû voler tout ça dans le voisinage. Elle fit un signe de croix et décida de partager le butin.

« Était-ce un effet du signe de croix ? Le pain devint dur comme de la pierre et les autres provisions furent toutes rances ou réduites en poussière. La Léonie et son Martin se serrèrent, apeurés, l’un contre l’autre, en gardant leur lanterne allumée. Ils se mirent à manger le quignon de pain et les quelques noix qu’ils avaient sur eux. Dehors, c’était une vraie tempête et la neige s’accumulait, bouchant peu à peu l’entrée de la galerie.

« - On va essayer de dormir, dit la mère.

« Et bientôt, elle ronfla, la tête dans ses mains. Martin ne pouvait pas dormir et il marcha dans la galerie pour se réchauffer. De nouveau, il crut voir briller la chevelure de Sara et il la poursuivit dans l’obscurité. La galerie était plus longue qu’il ne pensait et après avoir tourné deux ou trois fois, il se trouva complètement égaré. Il perdit la tête et appela : Sara ! Sara !

« Il lui sembla qu’elle répondait, loin au fond du tunnel : Martin ! Martin ! Il s’élança pour la rejoindre et en courant dans la nuit noire, il se cogna la tête contre le coin de la galerie et il s’évanouit.

« Un linge mouillé sur la figure le réveilla. Sa mère lui bassinait le front avec un mouchoir imbibé de neige. En ouvrant les yeux, il vit la lueur de l’aube. Il ne s’était pas enfoncé dans la galerie comme il le croyait : il était tout près de l’entrée et il s’était cogné la tête contre un pilier de soutènement. 

La suite de l’histoire la semaine prochaine.


(à suivre...)

jeudi 9 décembre 2021

Dernier tableau (54)

Je suis impardonnable, dit Fred en remplissant le verre d’Hervé puis le sien. Au rythme où nous sommes partis, je vais commander une autre bouteille, cela facilitera vos aveux.

– Bonne idée, mais essayons de rester lucides néanmoins. Où en étions-nous avant que vous ne traitiez ce pauvre Marondeau de pédale ?

– Je n’ai pas dit pédale, j’ai seulement parlé, affectueusement, de vieille tante. Il y a une nuance et elle est de taille ! Vous parliez d’un tableau que vous possédez.

– Et je n’aimerais pas que vous en parliez, que vous disiez que je suis possesseur d’un tableau qui a tout de même une certaine valeur.

– Si je comprends bien, vous n’êtes pas assuré ?

– Il ne s’agit pas de cela, je n’ai pas envie que cela se sache, vous comprendrez avec la suite de mon histoire. Madame Secondat, par exemple, ne le sait pas. Et je ne tiens pas à ce qu’elle soit au courant.

– Bon, mais si je ne peux rien dire, je vais rester en carafe avec mon article.

– Je continue. Ce Leyden est de petites dimensions et, ce qui en fait une curiosité, c’est que ce n’est pas une marine mais un paysage !

– En effet, je crois que Leyden a surtout peint des marines.

– Pas surtout ! Il est censé n’avoir peint que des marines et peu de gens savent qu’il existe un paysage peint par lui.

– D’accord, d’accord, mais ce n’est pas le scoop de l’année !

– Non, mais ce qui en est un, c’est que j’ai acquis ce tableau en pensant acquérir un petit paysage de Leyden et que, en voulant le faire ré encadrer, je me suis rendu compte que le tableau était deux. J’en avais eu deux pour le – petit – prix d’un seul. Et le second n’est ni un paysage, ni une marine, mais un portrait.

– Et de cela, vous ne voulez pas plus que j’en parle ?

– Évidemment.

– Pauvre de moi !

– Donc, me voilà propriétaire de deux Leyden, et cela non plus n’est pas un scoop inoubliable, quoique… Mais voilà que j’ai trouvé l’endroit qui a été peint par Leyden.

– Ah, ça c’est plus amusant. Mais cela a été peint il y a plus de cinquante ans, je suppose. Les lieux n’ont pas changé avec le temps ?

– Non, il s’agit d’une petite ferme du côté de La Brémarde, cette ferme est restée dans son jus, les arbres ont poussé…

– Du côté de La Brémarde ? Et elle s’appelle comment ?

– Le Bussiau. C’est un coin un peu perdu, il faut vraiment se perdre pour y aller d’ailleurs et c’est ce qui m’est arrivé.

– Attendez, nous habitons à La Brémarde, une maison qui était à un oncle de ma femme et dont elle a hérité. Le Bussiau, je ne vois pas trop, je ne connais pas ce nom mais ma femme devrait connaître.


Hervé se met à raconter dans quelles circonstances il a découvert Le Bussiau. Ainsi que les rencontres qui ont suivi, les discussions avec Eugène, Gégé, Dédé, Zézé. Et l’épisode chez l’encadreur, la discussion avec Antonia puis avec l’ancien instituteur.


– Vous avez été bien inconscient de vous promener comme cela au moment où la marée monte. On voit bien que vous venez de Paris, déclare Tucaume.

– Et qui vous dit que Leyden n’a pas découvert Le Bussiau de la même manière que moi ?

– Je ne peux pas le croire, Leyden était du pays et il connaissait la côte à fond.

– D’accord, je ne peux pas vous contredire sur ce point. Le seul personnage qui a peut-être quelque chose à raconter, c’est Achille Trouvé.

– Bien, votre histoire est assez passionnante, mais qu’est-ce que cela vous apporte de chercher et qu’est-ce que vous voulez savoir au juste ?

– Bonnes questions ! répond Hervé. Je fais cela pour le fun, je n’ai rien à gagner mais j’ai du temps et j’ai vraiment envie d’en savoir plus.

(à suivre...)


dimanche 5 décembre 2021

Contes et histoires de Pépé J II (11) Halloween

 Oreilles attentives de Guyenne et Gascogne, bonjour. Pour éviter de jouer les rabat-joie, je me suis abstenu de tout commentaire à la fin du mois d’octobre au sujet de cette sotte fête commerciale de Halloween, panneau dans lequel sont maintenant tombés bien des parents, de manière bien régressive. Si le creusage de citrouilles ou de betteraves fut, dans les siècles passés, l’apanage des gamines et gamins désireux d’épouvanter les passants, cet amusement macabre, imprégné par quelque tradition irlandaise et transféré dans le plus grand pays capitaliste du monde est devenu un concept commercial pour ceux qui veulent faire du profit avec la sottise ambiante.

De nos jours, les fêtes traditionnelles ont été vidées de leur sens et on nous en ajoute une pour faire bon poids dans l’inanité.

Pour vous faire voir, ou entendre, que je ne suis pas le seul à penser comme cela, je vais vous lire un texte de Georges Gastaud à ce sujet :


"– Il fut un temps où la Toussaint, suivie du jour des Défunts, était un moment de recueillement collectif dédié à nos morts. L’occasion aussi pour chacun, croyant ou incroyant, de méditer, fût-ce fugitivement, sur la vie, la mort, le sens de l’existence, en un mot sur l’humaine condition.


C’était compter sans l’emprise vampirique du capital mondialisé et de son corollaire, l’américanisation galopante de la planète. Tout en se rassurant à l’idée que Halloween est d’origine celte (mais c’est bien des USA qu’elle nous revient comme le Black Friday et tant d’autres rites aliénants), cette fête de la laideur est avant tout un sabbat commercial destiné à faire vendre et à cultiver le mauvais goût sur fond de rituel d’extorsion pratiqué par les gamins sous l’œil mouillé de leurs parents. Le fait que les enfants, et pis encore, leurs conformistes géniteurs, en soient totalement inconscients, ne devrait rassurer personne…


On peut penser que résister à ce genre de « petite chose », du moins en apparence, n’a pas grand intérêt politique. Erreur : de même qu’il n’est pas anodin de dire au quotidien « courriel » et non « mail », « défi » et non « challenge », « oui » et non « yeeesss! », « patron » et non « boss », de même faut-il garder une distance critique – surtout quand il s’agit de l’éducation des enfants – , avec ces énormes dispositifs mondiaux de l’hégémonie culturelle néolibérale qui détruisent les repères civilisationnels de base hérités des périodes historiques, si critiquables soient-elles, qui précédèrent la marchandisation sans bornes de la vie humaine. "


On voit par-là qu’il ne faut pas désespérer de la race humaine car s’il n’en reste qu’une poignée, nous serons de ceux-là.




jeudi 2 décembre 2021

Dernier tableau (53)

Que faisiez-vous ce jour à onze heures trente au douze de la rue Camériau ?

– Je me disais à part moi qu’il y aurait bien une poire pour me payer à bouffer après les cacahuètes.

– Nous savons que vous lisez l’infâme presse régionale puisque vous y avez puisé l’information qu’une inauguration allait avoir lieu à cet endroit. Quelle douteuse arrière-pensée, autre que celle de cueillir une poire, vous a poussé à y assister ?

– Je suis un arrière petit cousin du concierge d’Artur Leyden.

à d’autres. Voilà le canard à l’orange, fini de rigoler ou je vous braque la lampe de bureau sur les yeux. Servez-vous et répondez à mes questions. Quels sont vos rapports avec Artur Leyden ?

– Je n’ai aucun rapport avec ce monsieur, répond Hervé en se servant.

– Et comment connaissez-vous Madame Secondat, née Viquerosse ?

– C’est la première fois que je la rencontrais et c’est elle qui est venue me parler…

– C’est d’autant plus suspect. Madame Secondat, du temps qu’elle était encore Antonia Viquerosse, s’est imposée comme la gardienne de tout ce qui touchait à Artur Leyden. C’est a priori une idée sympathique, mais à mon avis elle en faisait trop. Effectivement, depuis qu’elle est mariée, on la voit beaucoup moins. Ah ce brave homme qu’Amédée Secondat. Excellent pâtissier et poète médiocre, il se disait descendant de Montesquieu. Et un de ses plus grands mérites aura été, non pas de terrasser, mais d’adoucir le cerbère qui veillait sur Leyden. Grâces lui soient rendues pour ce bienfait, dit Tucaume en levant son verre.

– Grâces lui soient donc rendues, autant donc pour ce bienfait que pour sa pâtisserie ! renchérit Hervé en levant à son tour son verre. Ce canard est excellent et pour vous prouver ma reconnaissance, je vais vous raconter mon histoire. Vous n’allez pas être déçu ! Vous en ferez ce que vous voudrez, mais il y a un certain nombre de choses que je préfèrerais ne pas voir étalées pas dans un article, vous allez assez vite comprendre pourquoi. Première chose : je possède un tableau d’Artur Leyden. Voilà déjà un motif pour avoir envie d’assister à cette inauguration.

– Vous possédez un tableau d’Artur Leyden ? Là, bravo ! Mais il y a longtemps que vous l’avez ? Vous en avez hérité ?

– Il n’y a pas longtemps que je l’ai, je n’en ai pas hérité et, bien que je n’aie pas les moyens de me payer un tableau de Leyden, j’en suis propriétaire.

– Vous l’avez volé à quelqu’un qui n’a pas porté plainte, je ne vois pas d’autre possibilité.

– Je ne l’ai pas volé, j’en suis légalement propriétaire.

– On vous l’a donné alors ?

– Pas vraiment…

– Attendez, est-ce que ce filou de Marondeau serait dans l’affaire ?

– Marondeau, l’antiquaire ? Il n’est pas marchand de tableau que je sache !

– Attention, attention, je vous l’ai dit, je suis journaliste, je sais des choses. Par exemple, c’est Marondeau qui a vendu un tableau à la mère Blévec, celui dont ils ont parlé tout à l’heure. C’est elle-même qui me l’a dit, intervient Tucaume.

– Bien vu, mais laissons Marondeau tranquille même si c’est bien par lui que j’ai eu ce tableau, sans filouterie aucune.

– C’est une vieille tante mais pas un filou, d’accord !

– Vous avez toujours un mot gentil pour tout le monde à ce que je vois.

– Excusez-moi si je vous ai choqué, l’apéro et puis le bordeaux, la convivialité… Vous n’en êtes tout de même pas ?

– De quoi ? De la pédale ? Non, je vous rassure, mes mœurs sont, si je puis dire, orthodoxes.

– Vous êtes marié ?

– Non, je vis seul. Et vous ?

– Oui, je suis marié. Ma femme est cuisinière dans une clinique privée, la clinique de la Dure et elle travaille aujourd’hui. De nos jours, une cuisinière dans ces établissements, c’est quelqu’un qui distribue la bouffe de la Sapexta comme le paysan donne des granulés à ses poules. Tout est livré, emballé et il n’y a plus qu’à réchauffer le bon ensilage ! Heureusement pour moi, quand elle est à la maison, elle se défoule en faisant de la vraie cuisine et la chance de sa vie c’est d’avoir un mari aussi gourmand que gourmet, moi-même, Fred Tucaume en personne, dit-il en se tapant la poitrine de la main droite.

– Je vous félicite. Je lèverais bien mon verre, mais il est désespérément vide…

(à suivre...)