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jeudi 28 février 2019

Appelez-moi Fortunio (3)


La maison est bien fraîche et c’est peu de le dire. Albert se dépêche d’allumer le poêle à bois. Il avait passé une semaine dans la maison au mois de juillet sans avoir pensé à préparer son retour.
Il a juste acheté un petit panier de provisions, histoire de tenir jusqu’au 2 janvier. Et quand le poêle aura démarré, il va faire son lit, avaler une aspirine, casser une croûte sur un coin de table et se planquer dans les plumes jusqu’à l’année prochaine. A ce propos, il pense qu’il vaut mieux décrocher le téléphone, inutile de se faire réveiller à minuit pétantes par des gonziers éméchés.
A propos de grelot, punaise, le voilà qui sonne. Que faire ? Laisser sonner, pas d’emmerdes ce soir. Ça sonne longtemps puis s’arrête. Tant mieux.
Deux minutes de plus et ça recommence. Lassé, Albert décroche :
-          C’est toi, mon bel Albert ? demande une voix d’homme assez vite identifiée comme étant celle de Mario Tobinet, un vieux copain.
-          Salut tatoi, brave pioupiou et illustre casse-pompon, répond Albert.
-          Ah, je te reconnais bien là, mon joli. Comment te supportes-tu ?
-          Mal. Depuis un bout de temps et c’est encore pire depuis que j’ai décroché le biniou…
-          Ooooh ! C’est pas gentil, ça ! Et moi qui t’appelle pour te dire qu’on t’attend chez moi pour fêter la Saint Sylvestre, il y a du gras foie, du jaune pâté, des claires huitres, du fin chapon, des glacés ou non marrons et surtout plein, plein de copines. Et ce qui manque, c’est  des mecs, des vrais et des bons, comme toi par exemple… J’ai essayé trente-six fois de te téléphoner, j’me suis dit il est encore sur son chantier au fin fond des pétruques mais je réessayerai. Et maintenant, si tu as répondu, pas de doute, c’est que tu vas passer le réveillon tout seul dans ton coin et ça c’est pas bon du tout, tu piges ?
Mario, c’est plutôt le bon gars, festif et convivial, chaleureux et serviable. Le genre qu’on n’a pas envie de rabrouer mais là, vraiment, ça le gonfle à Albert. Il a quand même son échappatoire :
-          Ecoute, Marc, c’est super ta proposition mais je viens de débarquer, je ne suis pas bien, je commence une crève, je ne peux vraiment pas venir…
-          Là, tu as raison, faut pas venir avec une crève, faut venir en forme, sain de corps et d’esprit. Alors, écoute le docteur Mario : prends-toi une aspirine, va te foutre au plumard en mettant le réveil, pas plus de deux heures de sommeil ! Tu te réveilles, ça va déjà mieux, tu te prends un bon bain bien chaud, tu sautes dans tes fringues et dans ton tacot. Tu te pointes ici sur le coup de neuf heures et demie, dix heures au max, fringant et plein d’appétit. Allez, zou et au plume !
En fond sonore, il y a de l’ambiance chez lui. Et des voix de nanas reprennent en écho sa dernière phrase. Une d’entre elles prend carrément le combiné et lui susurre gentiment qu’elle l’attend ce soir. Je réponds sans ambages :
-          Ecoute-moi, tu as raison toi aussi, chérie : une chose est certaine, je vais suivre la première partie du protocole, aspirine et dodo. Pas de réveil car si je peux venir, je me réveillerai tout seul comme un grand. Et n’essayez pas de jouer le réveil téléphonique, je débranche. Faites confiance au programme, bons baisers et à bientôt !
(à suivre...)

dimanche 24 février 2019

Chronique de Serres et d’ailleurs IV (24)


Auditrices et auditeurs qui m’écoutez, bonjour. L’association Gens du Monde a organisé son onzième concours d’écriture en 2018, les résultats sont sortis et il m’a été attribué une mention spéciale « fragment » pour ma participation. L’ensemble des textes primés sera édité dans un ouvrage collectif qui sera intitulé « Le goût du bonheur », ce qui était le thème du concours. Vous pourrez trouver ce recueil sur le site « épingle à nourrice-éditions ». Je vous propose donc en avant-première mon texte.
Car le goût du bonheur c’est comme
S’il était contenu, en somme,
Tout entier dedans une pomme
Il avait entre les mains une pomme, une belle pomme, une de ces reinettes aux joues rouges qui garnissaient un arbre ancien aux racines profondes. Arrivant au bon moment, il avait fait le geste simple pour recueillir ce cadeau. Cet arbre en avait vu passer des promeneurs et nombreux furent ceux qui voulurent refuser de tendre la main ou de se baisser pour goûter ce fruit si rond, si brillant ; certains même, d’un coup de pied, débarrassèrent le chemin de cet embarras incongru, aussi inutile que nuisible, selon eux.
A leurs yeux, la pomme était ce fruit défendu qui poussa dans le jardin d’Eden et qui fut, avec le serpent, à l’origine de la chute du premier couple humain hors du paradis terrestre ; ce fruit objet de la discorde entre Héra, Aphrodite et Athéna, la pomme du jardin des Hespérides bouleversant les noces de Pelée et Thétis. Et aussi le fruit complice de la méchante reine et qui empoisonna Blanche-Neige après qu’elle l’eut porté à sa bouche. Puis encore la pomme ambiguë de Steve Jobs ou la pomme hégémonique – Big Apple au bord de sa rivière – qu’est la ville de New-York. Le fruit qui, selon ces tristes esprits, sème le désaccord et porte les vendanges de la zizanie.
Voilà bien ce qui détruit la vie et l’espérance, refuser d’apprécier et de partager les plus simples choses sur le chemin ainsi que la décision de baisser les yeux devant le matin lumineux comme celle de tourner le dos au couchant radieux. Le goût du bonheur est tout entier dans une seule pomme, brillante au soleil et douce au palais, pomme d’api, belle de Boskoop ou Granny Smith, pomme d’août ou reine des reinettes. La pomme est ce fruit dont la chair, douce ou acidulée, nourrit et dont les multiples pépins sont la promesse d’autres fruitiers sur le chemin. L’humain ne peut pas être ce pantin à ficelle qui agite ses membres ligneux à la moindre traction, sans que nul sentiment ne l’agite. Car il est capable de sentir, à travers une simple bouchée, le goût du bonheur.

Car le goût du bonheur c’est comme
S’il était contenu, en somme,
Tout entier dedans une pomme

jeudi 21 février 2019

Appelez-moi Fortunio (2)


Du mal qu'une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J'en porte l'âme déchirée
Jusqu'à mourir.
(Alfred de Musset – La chanson de Fortunio)

I. La nuit de la Saint-Sylvestre
Les grandes douleurs sont muettes et, pour cette raison autant que parce qu’il est seul, fatigué, mal à l’aise dans sa Renault 4L, Albert trace sa route en silence dans un brouillard cotonneux. Il lui tarde d’arriver chez lui, dans sa petite maison. Il sait qu’après cinq mois d’absence les murs seront froids et l’humidité présente partout. Mais chez soi, c’est chez soi quand on revient de loin. De loin : moralement s’entend… Quatre-cents kilomètres, ce n’est pas le bout du monde mais il ne pouvait plus rester dans ces lieux où il avait rencontré un amour fou, trop fou pour être partagé. Allons, en un seul mot, il s’est pris un râteau. Et maintenant il connait la douleur de partir qui n’est peut-être pas pire que celle de rester.
Maintenant il revient sur ses terres retrouver son nid, son cocon, son terrier…
Bon, reprenons : Albert part faire un chantier loin de son Lot-et-Garonne. Il vient de démarrer sa petite entreprise de maçonnerie. Il est le patron, l’ouvrier, le manœuvre, trois en un et tout à la fois. Comme nul n’est prophète en son pays, il va ailleurs, voir si l’herbe est plus verte dans le pré d’à côté. Le voilà parti pour une année de chantier, il reste sur place, dépense peu et engrange. Et, cerise sur le gâteau, il rencontre l’amour. Alors, vous voudrez certainement savoir qui et comment. C’est là que vous ne saurez rien et vous comprendrez plus tard pourquoi vous ne savez rien et pourquoi vous ne saurez rien de plus.
La seule chose que vous pourrez savoir en dehors du reste, c’est qu’Albert n’a raconté cette histoire qu’à moi seul. Comme je vous l’ai dit, il a raconté dans ses trois livres d’autres histoires qui ont eu lieu ultérieurement, mais jamais celle-ci. Vous verrez par vous-mêmes si vous comprenez pourquoi mais aussi pour quelle raison il m’a demandé de le faire. Vous me pardonnerez si je me répète mais après m’avoir tout raconté pendant une longue soirée, il m’a autorisé à la mettre par écrit. Il voulait que je raconte cette histoire comme étant la mienne mais cela m’a paru impossible. Comme il n’a pas lu mon manuscrit, j’ai donc été libre de faire à ma guise.
Donc, nous retrouvons notre Albert sur la route de son chez soi. Là, vous pouvez savoir que son chez lui, c’est une petite maison qu’il loue. Une petite maison avec une grange qui lui sert de remise pour son matériel. Une petite maison du côté de Beauville, Lot-et-Garonne. Beauville, oui, beau comme vous et moi et ville comme une ville. Le plus petit canton du département et le plus charmant, en plein pays de Serres dont la particularité est cette alternance de pointes échancrant un plateau calcaire et dominant des combes où se promènent de charmants ruisseaux.
On est le 31 décembre, Albert n’aurait pas voulu passer un soir de fête là-bas, sur le lieu dee son chantier. Il a toujours aimé faire la fête mais aujourd’hui il n’a pas le cœur à cela. Depuis qu’il est en plein chagrin d’amour. Et il se demande, au volant de sa trapanelle, comment on peut survivre à un échec comme celui qu’il vit. De plus, il se sent mal, un peu fiévreux, comme s’il préparait une bonne crève. Il ne veut plus se poser de questions, il faut arrêter de penser. Serrer les dents et garder les yeux secs. On n’est pas des mauviettes quand même…

*
(à suivre...)

dimanche 17 février 2019

Chronique de Serres et d’ailleurs IV (23)


Auditrices et auditeurs qui m’écoutez, bonjour. La démocratie n’est pas un vain mot, il faut le croire, car en ce moment on nous en sert gros comme le bras, démocratie par-ci, démocratie par-là, qu’elle soit directe, participative ou représentative. S’il s’agissait d’un plat cuisiné, nous en aurions bientôt soupé tant on nous en rebat les oreilles. Je ne vais donc pas parler des formes de la démocratie mais d’une certaine manière, assez répandue, de la pratiquer. Et, quand je parle de la pratiquer, je ferai mieux de préciser qu’il s’agit d’une certaine manière que certains ont de la pratiquer.
Je vais ce jour vous parler de ce que d’aucuns appellent le quart d’heure gascon et qu’à une autre époque j’avais eu l’heur d’entendre nommer quart d’heure académique ou quart d’heure de grâce. Précisons que le quart d’heure académique est un délai de quinze minutes entre l’heure prévue pour un cours ou un exposé, et l’heure à laquelle il débute. On ne sera nullement étonné de voir que ce sont généralement des enseignants qui pratiquent ce que je me permettrai d’appeler, avec élégance et rusticité, le quart d’heure de retard. No comment, comme diraient nos amis intimes les britanniques.
Revenons au quart d’heure gascon. Voici comment, suivant mes tristes constatations, il se pratique : on fixe une heure pour une réunion, un débat, un exposé ou quelque autre assemblée, disons par exemple vingt heures. Très rapidement et de bouche à oreille, cet horaire se transforme en vingt heures, vingt heures quinze. Mais ensuite, de malarticulants à malcomprenants, cela devient vingt heures, vingt heures trente. Puis, entre ceux qui sont pas pressés et ceux qui sont éternellement en retard, cela devient vingt heures quarante-cinq pour arriver réellement à vingt et une heures. Et, comme ce sont toujours les gens dits importants qui font partie des éternels retardataires-toujours à la bourre-et-submergés, pratiquement entre deux avions-, les organisateurs disent : « Untel n’est pas arrivé, il faut l’attendre… ». Entretemps, les organisateurs chuchotent entre eux et se congratulent. Tout cela pendant que le commun des mortels, vous et moi par exemple, patiente inutilement. Et voilà une assemblée qui démarrera avec une bonne heure de retard et, comme les organisateurs, tels des enfants qui sont tellement fatigués qu’on ne peut plus aller les coucher, auront du mal à conclure avant une heure du matin, histoire en outre de montrer qu’on n’est pas venu pour rien. Et ceux qui auraient aimé poser une question hésitent, vu l’heure, à la poser pour ne pas en rajouter. S’ils ont eu le courage de rester ou de ne pas s’endormir.
Vous aurez compris que, à propos de démocratie, c’est une manière adroite de confisquer le  débat au profit de ceux qui ont la parole et surtout tiennent à la garder. Car c’est déjà une bonne manière de dégouter un certain nombre de participants qui, sentant la défaillance organisatrice, abandonnent l’idée de participer à ce ventre mou du débat républicain et préfèrent s’adonner à un travail, sinon sérieux, tout au moins ordonné. C’est un peu comme si on les obligeait à pratiquer l’abstention car le manque de respect des engagements horaires les a poussés hors-jeu. Et, en définitive, ce quart d’heure que d’aucuns appellent gascon n’est ni plus ni moins que le quart d’heure de la paresse morale de ceux qui le pratiquent.
On voit par-là que le juste-à-temps permet de pratiquer la juste heure.