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dimanche 29 juillet 2018

Chroniques de l'été 2018 (3)

L’aigle foudroyé

Ainsi l’aigle vole, planant en majesté
Par-dessus les zéphyrs, la penne étirée.
Au coup d’aile souple, il glatit, l’oeil aigu
Défiant le soleil, défiant la nue
Ni flèche ni fusil oncques ne l’atteindront
Il vogue dans l’orage, frère de l’aquilon
L’ouragan le saisit, il reste impassible
Vents, pluies ou nuages en feront leur cible
Le tonnerre gronde, l’aigle le méprise
Il louvoiera encore visant toujours sa prise
Et viennent les éclairs, frappe la foudre
Les rafales cognent et l’air sent la poudre
Il dédaigne sans peur poussant son vol hautain
Son oeil toujours le tire vers l’horizon lointain
Les cieux électrisés enivrent son âme
Sans même se brûler il traverse la flamme.

Soudain fulgurante, et plus brutale encore
Une lueur déflagrante, explosion
Tout autre que l’aigle serait donné pour mort,
Ou aveugle ou muet, brûlé d’émotion.
Il poursuit encore, empli de lumière
L’indicible est en lui, il est seul dans les airs.

Tu étais cet aigle, tu as volé si loin,
Ailes déployées, les poumons grands et pleins
Surplombant les sommets tu as volé si haut
Dans cet air dur et clair, frais et toujours nouveau.
Volant hors de portée, loin des tiens, loin de tout
Si proche du soleil qu’ils t’auraient pris pour fou.

Cet aigle tu le fus, tu as volé si fort
Dans ton bel horizon qui ne connait nul bord
L’air que tu respirais, cet éther infini
Emplissait tes poumons au soleil de midi.
L’orage en toi aussi est entré et sorti
Maintenant tu connais le savoir infini
Tu es celui qui voit sans pouvoir décrire
Maintenant tu sais mais ne peux rien dire
Ta progéniture a-t-elle saisi le sens,
Ou est-elle sourde à ce que tu penses ?
Tu es seul dans le ciel et seul sur ton erre
Tu rejoins tes aiglons nichés dans ton aire
Une part de ton être leur reste accessible
Ta part de lumière leur reste invisible
Tu as encore un coeur que tu gardes pour eux
Mais ton âme est restée accroché aux cieux.

© Pierre Jooris, 2017.

jeudi 26 juillet 2018

Le temps de l'éternité (13)


-          N’allons pas trop vite. A cette époque, les travaux de construction à La Furetière étaient bien avancés : les murs, la toiture et une bonne partie des aménagements intérieurs étaient terminés. Le petit André était un bel enfant, René et Anna semblaient heureux. Raymond et Juliette avaient vécu difficilement la claustration, puis le départ de leur sœur. Il régnait une atmosphère étouffante à La Furetière. Anna voulait régner en maîtresse sur toute la maisonnée, mais elle devenait dépressive. Au début, René avait pensé que les hivers lui pesaient et qu’elle regrettait sa Toscane natale. Mais il devint évident que les épisodes de dépression devenaient de plus en plus fréquents. Raymond s’engagea comme soldat et ne revint pratiquement plus à La Furetière. Il mourut plus tard sous les ordres du Général Bugeaud en Algérie. Selon son désir, il fut inhumé là-bas et l’armée restitua à sa famille ses affaires dans une cantine métallique. Cette cantine arriva à La Furetière où elle fut montée dans le grenier. Nous en reparlerons aussi plus tard.
-          C’est une longue histoire, quand même, soupira Pijm.
-          Oui, mais il vaut mieux que tu restes ici, entends l’eau qui tombe… Donc je reparlerai plus tard de la cantine de Raymond. Il faut que je te raconte l’histoire de Juliette. Elle était la dernière des quatre enfants. Elle adorait sa grande sœur Emilienne et a eu l’impression de la perdre ces vacances-là. Jeune élève studieuse mais sans facilités pour les études, elle avait été beaucoup aidée par sa sœur et elle se retrouva sans son aide dans le cours du premier trimestre au pensionnat religieux. C’est son amour pour le chant qui lui permit de surmonter cet esseulement. Juliette avait une belle voix et eut une professeure de chant qui sut lui donner les moyens et le désir de travailler pour avoir une très belle voix. Grâce à cela, non seulement Juliette trouva l’énergie nécessaire pour continuer ses études mais encore elle trouva la voie qui lui permettra de se consacrer au chant et d’acquérir une voix splendide. Elle entra à l’école de musique de Toulouse où elle réussit brillamment. Après quelques années, elle fut choisie pour doubler une soprano de l’orchestre du Capitole et eut l’occasion de se distinguer une fois ou l’autre en la remplaçant. Cette dernière n’en prit pas ombrage car Juliette était desservie par un physique sans grâce particulière qui éclipsait, aux yeux d’un public ordinaire, la grande qualité de sa voix et la perfection de son art. Mais en prenant du métier, elle acquit un charisme et une présence en scène qui la mit au niveau des divas. Juliette ne pouvait donc rester à Toulouse et trouva un engagement à Prague, puis à Bruxelles et à Londres. Elle fut même invitée en Italie, à Venise et commençait à faire partie de l’élite du chant international. Elle était amoureuse d’un chef prestigieux mais la vie qu’ils menaient l’une et l’autre ne leur permettait de se retrouver qu’à de rares occasions. C’est à cette époque que, à la demande de son frère René, elle vint donner une représentation privée à La Furetière.
Un auditoire de choix put entendre un récital féerique dans ce cadre extraordinaire, un soir de juillet, sous les grands arbres. Ils étaient une quarantaine à s’être installés, dos à la maison, sur des chaises installées sur trois rangées en arc de cercle. Juliette, seulement accompagnée de quelques musiciens, avait pris place à droite de l’allée, dans une trouée éclairée par la lumière de la pleine lune. Les spectateurs avaient rejoint leurs places. Au premier rang, il y avait encore une chaise vide, à côté de René. On attendait Emilienne, venue pour la circonstance. Juliette était prête, mais regardait vers la porte de la maison, l’air tendu. Emilienne apparut sur le pas de la porte, le visage impassible sous la large et éclatante cornette blanche. Hiératique, elle descendit les marches de l’entrée et s’avança en contournant l’auditoire. Juliette avait tendu les bras pour faire signe à sa sœur de venir s’asseoir devant. Emilienne continuait à s’avancer, les deux bras devant le corps, passés dans les larges manches de l’habit noir. Tous avaient les yeux rivés vers sa longue silhouette. René, qui était assis entre Anna et André, se leva pour accueillir sa sœur et s’avança vers elle. Mais au lieu de s’asseoir à la place qui était restée libre, à la droite d’Anna. Emilienne prit d’autorité la chaise de René. Ainsi elle se trouva à la gauche d’Anna, avec le petit André à sa propre gauche, maintenant séparé de ses parents. Après une légère hésitation, René s’assit donc à la droite d’Anna. Ce fut le seul imprévu de cette soirée. Juliette, souriante, souhaita la bienvenue à l’assemblée et les musiciens se préparèrent. Le récital se déroula en deux parties, séparées par une courte pause. En première partie, elle chanta des lieds et quelques airs à la mode. Après la pause, elle attaqua sur un air qui n’était pas de son répertoire mais qu’elle affectionnait, la cavatine d’Agathe dans le Freischütz :

« Und ob die Volke sie verhülle
Die Sonne bleibt am Himmelszelt; 
Es waltet dort ein heil'ger Wille, 
Nicht blindem Zufall dient die Welt! 
Das Auge, ewig rein und klar, 
Nimmt aller Wesen liebend war! 

Für mich auch wird der Vater sorgen, 
Dem kindlich Herz und Sinn vertraut, 
Und wär' dies auch mein letzter Morgen, 
Rief' mich sein Vaterwort als Braut: 
Sein Auge, ewig rein und klar, 
Nimmt meiner auch mit Liebe wahr!
».[1]

 Sans orchestre, avec ses quatre musiciens seulement, elle insuffla un frisson dans son auditoire sous le charme. Elle termina par la prière de Norma. La lune était bien là et éclairait la scène. La limpide incantation montait vers le ciel dans la nuit claire :

Casta Diva, che inargenti
Queste sacreantiche piante
A noi volgi il bel sembiante
Senza nube e senza vel
Tempra tu de’cori ardenti
Tempra ancora lo zel audace
Spargi in terra quella pace
Che regnar tu fai nel ciel[2]



[1] "Et même si un nuage le cache,
Le Soleil reste au firmament,
Il y règne une sainte volonté,
Point de hasard aveugle servant le monde.
Cet œil éternellement pur et clair
Perçoit chaque être avec amour !
Ainsi, le père, à qui cœur et esprit d'enfant sont familiers,
Prendra soin de moi.
Et fût-ce mon ultime aurore,
Le verbe du père me désignera fiancée
Son œil éternellement pur et clair
Me percevra, moi aussi, avec amour"
(Weber, Le Freïschutz, libre traduction de J.J. Egele)
[2] Chaste déesse, qui teins d’argent
Ces antiques forêts sacrées
Tourne vers nous ton beau visage
Sans nuage et sans voile
Modère encore le zèle hardi
Modère le zèle des cœurs ardents
Répands sur la terre cette paix
Que tu fais régner au ciel.
(Bellini, Norma, traduction de B. Vierne)
(à suivre...)

dimanche 22 juillet 2018

Chroniques de l'été 2018 (2)


Ainsi

Ainsi le vent soufflait, ainsi l’orage tonnait
Ainsi sur la route la mort nous attendait
Seuls nous avancions, raides insouciants
Oublieux du risque, prêts à courir devant
Ainsi tels des héros, des héros sans aloi
Sans peur, sans reproche, sans courage et sans foi
Demi-dieux pour la frime, géants aux pieds d’argile
Mais ce vent qui soufflait, brûlant dessus la ville
Nous a poussés au loin vers de brumeux chemins
Nous avait réveillés en d’étranges demains
Où l’amour nous frôlait, où la mort nous brûlait
Où notre vie tremblait, où notre âme vibrait.

La route, la route encore
La route comme au son du cor
Cacugne et trapanelle
Jouvenceaux et jouvencelles
Barbus, poilus et mal vêtus
Ils ont marché, ils ont couru
Ils sont allés, ils sont venus
Mais ne sont jamais revenus.

Ainsi l’éclair zébrait, ainsi la pluie tombait
Ainsi sur la route le destin nous visait
Nous roulions sans souci avec la tête vide
L’estomac de même et le regard livide
Loin du qu’en-dira-t-on tout nous était égal.
Loin des cantines blêmes tout nous était régal
Des patates et du pain, des nouilles du riz des pâtes
Filant comme le vent, pas de fil à la patte
Et pour nous arrêter une pompe à essence
Un bistro une bière, vivant sans influence,
Inaliénables, sans dieu et sans maître
Seul et unique but boire des kilomètres.

La route, la route encore
La route comme au son du cor
Cacugne et trapanelle
Jouvenceaux et jouvencelles
Barbus, poilus et mal vêtus
Ils ont marché, ils ont couru
Ils sont allés, ils sont venus
Mais ne sont jamais revenus

Ainsi le temps passait, ainsi l’on vieillissait
Ainsi les jours mouraient, on se ratatinait,
On avait tant couru, on avait tant roulé,
De Pékin à Dehli, Chicago ou Lomé,
La bosse avait roulé, volé et navigué,
Crevés, fatigués, crâne déboussolé
On n’avait rien gagné, on avait tout perdu,
Notre rêve envolé, notre avenir foutu
Plus un sou en poche, plus un espoir en vue
Plus ni crédit ni fauche, nos amours dans les nues
Et sans rien dans les mains pas plus que dans la tête
Quand on a atterri ce n’était plus la fête.

La route, la route encore
La route comme au son du cor
Cacugne et trapanelle
Jouvenceaux et jouvencelles
Barbus, poilus et mal vêtus
Ils ont marché, ils ont couru
Ils sont allés, ils sont venus
Et un jour ils sont revenus



© Pierre Jooris, 2017.

jeudi 19 juillet 2018

Le temps de l'éternité (12)


Dehors la pluie tombe encore plus fort et Pijm entend l’eau qui coule dans le fossé. L’orage continue à gronder. Pijm s’assied sur une des chaises paillées, un peu surpris de se trouver sur une vraie chaise.

-          Il fait un orage aussi violent qu’il y a trente-cinq ans, presque jour pour jour, dit le drac. Si je t’avais laissé remonter le chemin, tu aurais été pris par l’eau. Le fossé déborde déjà là–haut et il va bientôt déborder ici. Cela arrive très rarement, mais c’est aujourd’hui que cela arrive.
-          Mais alors tu vois à distance et dans le noir ? Demande Pijm.
-          Je vois dans le noir, mais je ne vois pas déborder le fossé. Ce n’est pas sorcier, j’entends le bruit de l’eau au loin. C’est à la portée du premier venu, un humain par exemple. Mais je t’ai dit que j’allais te raconter l’histoire de La Furetière. Il y a longtemps qu’une maison existe à cet endroit, mais au départ il s’agissait d’une simple maison carrée, une grosse maison de fermier. C’est la partie la plus ancienne de la maison, ce qui est la tour maintenant. Son histoire aussi mériterait d’être racontée. Au dix-huitième siècle elle n’avait qu’un étage. C’est en 1796 que le domaine a été racheté par André Destel, l’arrière grand-père d’Etienne Destel. Sorti du rang, il était devenu colonel dans l’armée de la révolution. Il avait eu une promotion rapide car c’était un soldat intrépide et intelligent. Mais il était aussi doué pour les affaires et il ne s’attardera pas dans l’armée. Sa promotion lui avait ouvert des relations. C’est lui qui a fait rehausser d’un étage la maison, ce qui lui a donné cet aspect de tour. Et, comme cette église était abandonnée, il en fit enlever les meilleures pierres pour les réutiliser. Il avait épousé une femme de Bourgnazan. Ils eurent quatre enfants : le premier était le grand-père d’Etienne, René. Ensuite vinrent Raymond, Emilienne puis Juliette. René, qui était de huit ans plus âgé que Raymond, s’initia très vite aux affaires et en prit les rênes dès sa vingtième année, au décès d’André. Il avait épousé Anna, une très belle florentine qu’il avait rencontrée lors d’un séjour en Italie. Malgré leur désir, au bout de cinq ans, ils n’avaient toujours pas d’enfants. Et c’est là qu’intervient un épisode qui aura une grande importance par la suite. Raymond, Emilienne et Juliette étaient sous la tutelle de leur frère René et c’est Anna, son épouse, qui s’occupait d’eux. René s’absentait quelquefois pendant plusieurs mois pour ses affaires. Pour les vacances, Raymond et Emilienne, puis Juliette aussi, étaient envoyés chez des cousins dans le Poitou où ils séjournaient pendant près de deux mois. Ces cousins, les Estève, avaient une nombreuse famille et une grande maison. Monsieur Estève était le frère de Rita, l’épouse d’André. Rita était décédée quand Julie avait eu six ans et Monsieur Estève considérait  les quatre enfants un peu comme les siens. Les trois plus jeunes avaient passés toutes leurs vacances en Poitou depuis le décès de leur mère. Quand Emilienne avait seize ans, vers la fin de l’année, Anna soupçonna que sa jeune belle-sœur était enceinte. Elle la prit à part et lui fit avouer qu’elle n’avait plus ses règles et qu’elle avait fait l’amour avec un garçon pendant les vacances. Anna lui imposa de n’en parler à personne et cloîtra Emilienne au second étage. René était absent et il revint une ou deux fois, mais à cette époque, il avait lancé les travaux de la construction de la maison et était complètement absorbé par le chantier lors de ses brefs séjours à La Furetière. Il ne s’aperçut de rien. Emilienne accoucha au deuxième étage, seulement aidée d’Anna, peu expérimentée en la matière. La naissance se passa bien pour l’enfant, mais laissa des séquelles à Emilienne. Anna s’empara de l’enfant et fit jurer à Emilienne de ne jamais rien dire à personne. Anna prétendit être la mère de l’enfant, René  prit cela comme une heureuse surprise. Le mensonge était énorme, mais cela passa. Anna dit qu’elle n’avait pas de lait, mais elle avait prévu la chose et avait fait venir une nourrice pour nourrir le petit André, nommé ainsi en souvenir de son grand-père.
-          Et qui était le père du nouveau-né ? demanda Pijm,  captivé.
-          Emilienne n’a jamais accepté de dire avec qui elle avait couché. Anna a toujours soupçonné un des cousins Estève, mais cela pouvait aussi être un des nombreux jeunes gens amis de la famille qui fréquentaient assidûment la maison des Estève. Toutefois n’allons pas trop vite, j’en reparlerai. Anna ne pouvait pas se permettre d’ébruiter l’affaire. Elle avait fort bien réussi à prendre l’ascendant sur sa petite belle-sœur et à la faire culpabiliser. Elle lui imposa l’idée que, pour le pardon de son péché, la seule voie pour elle était d’enter en religion. Emilienne partit faire son noviciat. Comme elle supportait mal la vie cloitrée, elle entra après quelques années dans la compagnie des filles de la Charité et fut envoyée dans un hôpital en Bretagne.
-          C’est là qu’Etienne Destel est allé la voir ? demanda Pijm.
(à suivre...)