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jeudi 30 juillet 2015

Le cabot de Fortunio (56)

Je vais à ma chambre où j’essaye de me débarbouiller un tant soit peu à l’aide de la cuvette et du broc d’eau. Avec ce que j’ai transpiré, j’ai du sable collé partout et j’arrive tout juste à l’étaler. Après cela, je m’étends sur le lit et tombe dans un sommeil profond.
Le lendemain, c’est encore Paréguy qui vient me virer du plumard et en me levant je comprends ce qu’il avait voulu dire hier. J’ai mal partout, mes cuisses et mes mollets sont raides comme du bois et j’ai une douleur lancinante dans le dos. Encore heureux d’avoir dormi comme une souche. J’ai droit au même djebel-breakfast que la veille sauf que la babouche a infusé un peu depuis. Baste, me dis-je, cela me prouve que je suis encore vivant.
A Wassabé, le camion me benne directement aux urgences de l’hosto. Je crois que je vais avoir des nouvelles d’Eliane mais une horde d’infirmières et de brancardiers s’empare de mon corps et le fait passer à la moulinette hospitalière : colo, radio, chimio, que sais-je ? Au bout d’une demi-journée, je suis décrassé, estampillé bon pour le retour en métropole. C’est le moment que choisit Klim pour venir me chercher. Le colonel lui a remis un petit colis pour moi, à savoir mon portable et celui de Gheusy. Ce Klim est toujours aussi plaisant qu’une planche de chiotte mais il est porteur de bonnes nouvelles, mettons cela à son actif.
-          Monsieur Forelle, je crois que cela n’a pas été simple mais je vous félicite, il paraît que vous avez réussi un exploit…
-          Qui vous a dit ça ? demandé-je sans aménité.
-          Ne citons pas de nom. Plus important : je crois que vous aimeriez avoir des nouvelles de mademoiselle Bonnefoi. Sachez qu’elle a été rapatriée en urgence cette nuit. Aux dernières nouvelles, elle était toujours dans le coma mais elle a été admise dans le service du professeur Stalle, sans doute un des meilleurs chirurgiens au monde…
-          Il va l’opérer ?
-          Je n’en sais pas plus. Pour notre part, je suis venu vous chercher car nous avons un avion à prendre, je vous ramène à Toulouse.
-          Le service du Pr Stalle, c’est à Toulouse ?
-          Non, bien sûr, c’est en région parisienne. La blessure est certainement grave et il y a au moins une balle à extraire…
-          Ça n’a pas encore été fait ?
-          Je n’ai pas plus de nouvelles, vous en saurez plus en arrivant à Toulouse. Maintenant, venez, je vous prie, ne tardons pas.
-          Mais, je suis obligé de partir maintenant ?
-          Ce serait sans intérêt, à moins que vous ne vouliez faire du tourisme. Mais vous n’êtes pas autorisé à séjourner ici et vous auriez à vous débrouiller tout seul pour retourner au pays. C’est vous qui voyez…
Je comprends qu’il est inutile d’insister et j’emboîte le pas de mon cicérone. Nous montons dans une grosse limousine de l’ambassade, ce qui nous permet d’arriver directement au pied de la passerelle de l’avion, comme des chefs d’état. Le voyage jusqu’à Toulouse est, à l’image de Klim, ennuyeux.

*
(à suivre...)

dimanche 26 juillet 2015

Chronique du temps exigu (159)

Avec l’été, les grands médias ont retrouvé leurs préoccupations estivales, à savoir la canicule, les bouchons autoroutiers, les méduses et les arnaques aux touristes. Toutefois, il manquait encore un élément dans ce tableau estival : le cyclisme et son dopage. Fort heureusement, la performance du maillot jaune dans le col du Soudet le 14 juillet a permis de remettre le dopage au centre des préoccupations des médias et des sportifs, qu’ils soient pratiquants, en pantoufles ou en camping-car.
L’actuel maillot jaune étant de nationalité britannique, il est normal que l’on se pose des questions à son sujet : en effet, il est établi que le dopage est une invention qui nous vient d’outre-Manche car il est arrivé chez nous sous la forme de doping qui est un mot intrinsèquement anglais. Ce qui autorise ces insulaires à être au top niveau de cette discipline scientifique. Nos concitoyens n’en sont, reconnaissons-le, qu’au stade du bricolage et ne prennent de stimulants interdits qu’à l’insu de leur plein gré. Les sujets de Sa Gracieuse Majesté ont de surcroît un avantage incomparable qui leur est donné par une nourriture adéquate depuis la plus tendre enfance : sans vouloir être exhaustif, citons le pudding et la panse de brebis farcie qui sont parmi les fleurons de la gastro-pharmacopée britannique, cette dernière ayant permis aux londoniens de résister aux bombardements germaniques de la IIème guerre mondiale. Cela tendrait à prouver que notre cycliste de l’équipe Sky n’a nul besoin de stimulants autres que sa propre nourriture nationale.
Mais foin de toutes ces considérations et revenons à nos médias bien français : comme d’aucuns ont pu le dire, le champion britannique fait figure d’extraterrestre ce qui veut dire qu’il fait, en quelque sorte, figure d’étranger. Et s’il y a beaucoup d’étrangers de par le monde, nul doute qu’un britannique – même né à Nairobi -  soit encore plus étranger que tout autre. La qualité d’allochtone est consubstantielle aux ressortissants d’Albion. Mais nos commentateurs sont habiles à préserver l’avenir : les épreuves sportives sont toujours présentées par un duo de compères, le journaliste et le consultant. Cela permet au journaliste de s’extasier sur les performances des champions et au consultant, le véritable technicien, de bémoliser discrètement les exploits des coureurs étrangers. Ainsi il y aura toujours un des deux comparses qui pourra vous dire : « Je vous l’avais bien dit ! ».

On voit par-là que les commentateurs sportifs dopés à la sottise sont irréfutables.

jeudi 23 juillet 2015

Le cabot de Fortunio (55)

-          Et comment, que tu courais ! Bon, t’aurais pas gagné le cent mètres mais fallait le faire. Tu vas avoir l’un ou l’autre muscle qui a pas dû aimer et qui te le fera sentir dans les jours qui viennent. Tu vois, c’est ça la vie : chacun joue sa partition. Moi, mon rôle était de te traiter de connard et de pas te laisser courir un risque inutile. Ok, mais toi t’avais une autre partition à jouer et là je te lève mon chapeau. Tu savais que t’avais les ressources pour faire ce que t’as fait et t’a joué solo. Balèze, je sais pas ce que j’aurais fait, moi. Et quand je t’ai crié de partir à droite, t’as entendu, t’as compris. Bon, à ce sujet-là, je retire le mot connard…
-          Bof, y’a des mecs, je supporterais pas mais c’est peut-être un honneur de se faire traiter de connard par toi… Et puis, instinctivement, j’ai compris car l’autre gonze quand il a obliqué avec la valoche, c’était pour laisser le champ libre au tireur.
-          Enfin, bon, tu m’en veux pas trop. Quand t’as obliqué, il était temps, vous auriez pris un autre pruneau. On a pu commencer à tirer sérieusement, les gars ont dû se replier derrière le sommet de la dune. Il n’y avait heureusement qu’un seul tireur et, avec le gars qui est venu récupérer la valise, il me semble en avoir vu deux autres. Ça ferait quatre en tout mais il pouvait s’en planquer plus bas, on ne le saura jamais. C’est quand même ce qui me fait penser que ce ne sont pas des gros calibres, ces mecs-là, ça serait plutôt des p’tites bites… attention, c’est pas pour autant qu’ils sont moins dangereux, tout le contraire des fois mais c’est pas du politique ou du grand banditisme. Enfin, je dis ça, ce n’est que moi qui le dis mais on demandera au colonel Donno ce qu’il en pense et ça m’étonnerait qu’il ne soit pas du même avis que moi.
-          Eliane, elle va s’en sortir ?
-          Ecoute-moi, j’en sais rien. On aura fait le max pour elle, avec un hélico siouplaît tout de même ! Cela dit, à Wassabé, faut pas croire mais il y a des bons médecins. Et surtout des qui savent parfois se retenir de faire n’importe quoi, de pas se prendre pour ce qu’ils ne sont pas. Si c’est au-dessus de leurs moyens, elle aura droit à un rapatriement sanitaire en urgence, là les politiques vont se bouger le cul, crois-moi, histoire de récupérer quelques lauriers… Et ça, ça sera le boulot de ton collègue, de les faire se remuer le croupion.
-          Bon, et les autres crevures, il va y avoir une enquête, ils vont être poursuivis ?
-          Enquête, il va y avoir mais faut pas rêver, ces fiotes vont rester bien tranquilles derrière la frontière s’ils ne sont pas déjà passés en Algérie ou au Maroc. Ça m’étonnerait que Donno n’envoie pas quelques éclaireurs sur place, histoire de ramasser des indices. Mais pas question d’envoyer des soldats en uniforme pour se mettre un incident diplomatique sur le dos. Bon, on en reparlera plus tard, on arrive à Gundaria.
De fait, nous revenons dans la caserne où nous avions dormi la nuit précédente. Le repas est vite expédié, je mange en tête à tête avec Paréguy et il me tarde de me mettre au plume. Mais il y a quand même quelque chose qui me taraude et je tiens à lui en parler :
-          Je ne crois pas que je vais pouvoir rester au Gondo plusieurs jours. J’aimerais bien que quelqu’un de, disons… bien informé, puisse me tenir au courant pour ce qui est d’une éventuelle enquête.

-          Yes, sir ! Si j’ai dit qu’on en reparlerait plus tard, c’était pour en reparler en tête à tête et pas devant le chauffeur du camion. Donc, juste ceci : tu me laisse ton adresse en France et peut-être je t’enverrai un message, le style anonyme, je ne peux pas me mouiller et surtout pas mouiller Donno. Restons discrets, c’est tout ce que je peux te dire. Allons, Jacques, au plume maintenant, il y a encore de la route à faire demain et la voiture est repartie, ça sera encore du tape-cul dans la Jeep ! Bonne nuit.
(à suivre...)

dimanche 19 juillet 2015

Chronique du temps exigu (158)

Les peuples heureux n’ont, paraît-il,  pas d’histoire. Mais les imbéciles heureux s’en font une. Non qu’eux ou leurs ancêtres aient vécu des évènements fameux et historiques mais ils sont capables, dans la faiblesse de leurs moyens, de s’en inventer une. Et l’histoire imaginaire des imbéciles heureux, cela n’est pas rien. Parfois, même, cela a un nom, on l’appelle folklore ou légende mais le mot bêtisier serait, dans bien des cas, plus approprié. L’histoire des peuples est bien souvent éludée au profit de celle qui glorifie les puissants. Mais elle ne gagne rien à se faire folkloriser par des gugusses.
Ainsi, on vous crée, dans des décors d’opérette, des héros  de carton-pâte dont le moindre froncement de sourcil devient rébellion, le plus léger mouvement d’épaule devient résistance, la plus subtile bouffée d’adrénaline devient bataille et conquête. Avec un léger fond de vérité  noyé dans une mer d’insignifiance, ils émerveillent les crédules couillons auquel on fait avaler ces bobards. Il ne manque pas d’officiels, qu’ils soient élus, grossiums ou hauts fonctionnaires, pour entériner ces vérités qui les arrangent bien : quoi de moins troublant que de minuscules héros dont les médiocres sagas embellissent de leur mythe une histoire ripolinée et une geste embaumée. Et, les ânes se frottant aux ânes, les imbéciles heureux et leurs élus se congratulent : ils sentent l’écurie malpropre mais peu leur importe, ils se réchauffent à  la flamme tiède de leur indigence morale. Car ils peuvent aller loin ainsi dans la réécriture de l’histoire et leurs possibilités sont immenses. « De l’incertitude profonde des desseins naît une étonnante marge de manœuvre » écrivait Jean Anouilh.
Partant de nulle part, sans dessein certain, ils se retrouvent chacun derrière soi sans savoir comment. Peu leur chaut que leurs histoires trébuchent et bégaient du moment qu’ils les étalent et en tartinent la presse locale ; leurs écomusées sont des parcs d’attraction et leurs lieux de mémoire des ensevelissements pour touristes incultes.

On voit par-là que ce n’est pas la peine de faire tant d’histoires, d’autres s’en chargent.

jeudi 16 juillet 2015

Le cabot de Fortunio (54)

-          Elle vit encore, vous n’avez pas pris ce risque pour rien. Il faut tout faire pour la sauver, j’ai déjà appelé Gundaria, ils nous envoient un hélicoptère.
Paréguy arrive en courant :
-          Ils ont filé, on en a peut-être touché un, le porteur de la valise… Jacques, je devrais te péter la gueule. S’ils t’avaient cartonné, on aurait ramené deux macchabs au lieu d’un seul, merde…
-           Doucement, capitaine, intervient Donno, la demoiselle n’a pas dit son dernier mot, elle vit encore…
-          Et on va la ramener à dos de chameau peut-être, crie Paréguy.
-          J’ai appelé l’hélicoptère de Gundaria, répond Donno. Il faut installer la demoiselle dans un camion, le mieux possible. Nous devons à tout prix nous éloigner de la zone frontière. On a déjà fait assez de bruit avec cette fusillade et si un de nos hélicoptères s’approche trop, on va encore avoir un incident diplomatique… dans le meilleur des cas. Donc, on ne traîne pas ici. Quant à monsieur Jacques, il faut lui donner à boire et l’installer dans… mais vous saignez ?
Il y a en effet du sang sur la manche de ma chemise. Paréguy examine la blessure, j’ai dû être éraflé par une balle. J’ai bien eu l’impression de sentir un choc mais… il a des bott’Bastien
La blessure n’est pas trop grave, Paréguy me dit de monter dans un camion pendant que les soldats installent Eliane à l’arrière. Je commence seulement à ressentir la douleur de la blessure et, une fois assis dans le camion, je tombe dans les pommes.
*
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans le cirage mais je me réveille avec l’impression d’être passé dans une machine à laver en mode essorage. Je suis endolori de partout et j’ai le cerveau en purée, il y a du brouillard dans les neurones. Paréguy est assis à côté de moi dans la Jeep. Voyant que j’émerge, il me demande :
-          Alors, ça va ou tu veux piquer encore du nez ?
-          Pfffouiii, arrivé-je à répondre mollement. Eliane…elle est où ?
-          Eliane ? L’otage, rassure-toi, elle est en de bonnes mains, tu t’es rendu compte de rien, on a pu la mettre dans l’hélico, direction Wassabé avec ton collègue. Il vaut mieux lui que toi, dans l’état où tu es… Cherche pas à forcer, on t’a balancé un antidouleur solide. T’as mal quelque part ?
-          Un peu partout et nulle part…
-          Tu verras, quand le médoc cessera de faire effet, tu pourras serrer les dents. T’as une blessure au bras, ça c’est une balle qui t’a éraflé. Mais t’as aussi un bel hématome dans le dos, sans doute une autre balle sur le gilet pare-balle. Elle a dû te foutre un impact et s’égarer, peut-être a-t-elle glissé. On t’a saucissonné en cas de côte pétée. C’est ça qui risque de te faire le plus mal. Et puis, tu nous a fait une démonstration de trot attelé pas piquée des vers : j’ai jamais vu un gonze courir comme ça dans le sable avec une charge sur le dos.

-          Parce que je courais ?
(à suivre...)

dimanche 12 juillet 2015

Chronique du temps exigu (157)

Avec les rêves de Monsieur Schulze, l’Allemagne serait-elle en train de connaître le retour du refoulé ?
Ce dernier aurait souhaité une démission du premier ministre grec élu : la social-démocratie a du souci à se faire… Avant lui, le journal Die Welt avait déjà tenté de refaire l’histoire à sa façon en accusant « La Grèce » d’avoir déjà détruit une fois l’ordre européen… en 1830 ! On peut se demander si ce journal reproche à « La Grèce » de ne pas avoir su ébranler l’ordre européen aussi efficacement que « L’Allemagne » a pu le faire à plusieurs reprises depuis cette époque. Quand on refait l’histoire, il faut savoir le faire. Et quand on accuse « La Grèce », il faut parfois penser à ce que ce nom a de pluriel et réfléchir au fait qu’il représente infiniment de singuliers. Mais quand on rêve d’un gouvernement de technocrates, pense-t-on encore aux individus que l’on est prêt à écraser sous sa botte ? Quand on veut assécher le marais, on ne se soucie pas des grenouilles.
L’Europe des financiers, des rentiers et des cumulards n’est plus l’Europe des peuples mais elle est la chambre d’enregistrement des diktats des lobbies financiers, commerciaux et industriels. Elle dégrade l’environnement en faisant semblant de le protéger : en effet, elle protège l’environnement des riches au mépris des pauvres. Elle fait disparaître les agricultures locales au profit de productions agro-industrielles qui dévaluent les terrains et les savoir-faire et qui donnent le monopole aux magnats des semences et des phytosanitaires.  Mais elle protège avec soin les boursicoteurs qui ont spéculé sur les dettes nationales. De nos jours, avec le pouvoir financier, on peut jouer à gagner à tous les coups : l’Europe couvre les risques des agioteurs et leur laisse les gains : c’est le jeu à qui gagne, gagne.
Cette Europe de financiers, de créanciers, de rentiers n’est plus notre Europe… l’a-t-elle jamais été ? Elle est gérée par des commissaires sans légitimité populaire, par des élus arrivistes, cumulards et pré-pantouflards et par des fonctionnaires aux prérogatives exorbitantes. Et c’est cette Europe de riches qui veut nous faire la leçon ? C’est cette Europe qui, sournoisement, réintroduit le totalitarisme le plus implacable : celui de l’argent. Même si Syriza échoue dans son entreprise, elle aura obligé l’Europe à montrer sa face brune.
Quand Sophocle fait dire par Créon à Antigone : « Tu es la seule parmi les Cadméens à penser ainsi », elle répond : « Ils pensent comme moi mais se mordent les lèvres pour te complaire »  (ὁρῶσι χοὖτοι, σοὶ δ᾽ ὑπίλλουσιν στόμα.)

On voit par-là que nous sommes trop nombreux à nous mordre les lèvres.

jeudi 9 juillet 2015

Le cabot de Fortunio (53)

Enfin, j’arrive au fanion. Je pose l’attaché-case, je jette un coup d’œil vers le haut de la dune mais je ne vois qu’un gars, debout dans une Jeep, qui me fixe avec des jumelles. Comme prévu, je recule de cinquante pas puis j’attends. Un gars passe à côté de la Jeep, il tient quelqu’un par le bras, c’est certainement Eliane. Une émotion intense me traverse mais je me reprends. Je sais que je dois absolument rester calme. Je les vois s’avancer, Eliane tient un linge blanc pour se couvrir la tête. Je les traite intérieurement de salauds, ils auraient pu lui filer de quoi se couvrir. Calmos, pensé-je…
Ils descendent, c’est long une borne dans ces conditions. Maintenant qu’ils s’approchent, je reconnais Eliane, elle semble très fatiguée mais elle a le soleil dans les yeux et c’est peut-être ce qui la fait grimacer. Le gars la fait arrêter à une bonne cinquantaine de mètres, on va pas mégoter me dis-je mais je jette un coup d’œil en arrière : Paréguy voit la scène avec ses jumelles et il ne bronche pas. A cette distance, je vois qu’il ne la tenait pas par le bras mais par un des côtés d’une paire de menottes. Il s’arrête et lui menotte les deux poignets.
Le gars s’avance jusqu’au poteau. Il jette un coup d’œil dans ma direction puis se penche, il ouvre la valise, passe une main dedans, referme et fait un signe du pouce en direction de son complice. Nanti de la valise, il revient vers Eliane. Une fois à sa hauteur, il lui enlève les menottes, lui fait signe de me rejoindre et continue en direction de ses complices. Eliane s’avance doucement. Je voudrais aller à sa rencontre mais Paréguy m’a bien briffé, je ne bouge pas. Le gonze à la valoche monte rapidement puis, d’un coup, il oblique sur sa gauche. Ça me paraît étrange et je jette un œil vers le sommet de la dune. Un gars avec un fusil à lunette est debout dans la Jeep. Il tire. Je vois Eliane tituber, elle fait un pas, un autre, puis elle tombe face contre terre, les bras en croix. Elle tient toujours dans la main droite le linge blanc. Il flotte doucement, comme un appel au secours. J’entends une autre détonation. Paréguy me crier de me coucher.
Je n’hésite pas, je ne me coucherai pas, il n’est pas question de laisser continuer ces ordures. Je fonce vers Eliane, j’entends encore tirer, je continue. Paréguy s’époumone derrière moi mais il peut toujours les cracher, ses poumons, je fonce. Je suis maintenant à côté d’Eliane. Il y a un trou rond bordé de rouge dans le dos de sa chemise blanche. Je ne détaille pas, je la redresse et la charge sur mon dos. Elle tient toujours son bout de tissu serré dans la main droite.  Paréguy gueule encore. Qu’importe, je reviens droit vers lui. Derrière, ils continuent à tirer Je sais bien que nous faisons une cible de choix mais je fais ce que j’ai à faire. Je transpire comme une vache, comme un bœuf, comme un océan. J’ai de l’eau salée dans les yeux, je m’enfonce dans le sable avec l’impression de porter une tonne sur le dos. Chaque pas me coûte un effort terrible. Il me semble avancer comme une tortue avec sa carapace sur le dos. Mes pieds reculent comme repoussés par le sable. Je ne pense plus à rien sinon à filer droit devant moi. Je pense seulement à cette ritournelle de soldat, quand il faut serrer les dents et avancer : « Il a des des bott’Bastien, il a des bott’Bastien, il a des bott’il a des bott’Bastien… ». Je ne suis plus qu’une boule de volonté brûlante et dure, les yeux trempés de sueur, dents serrées, dur comme du bois. Tout à coup j’entends Paréguy qui hurle :
-          Jacques, tourne à droite ! Connard ! Fonce à ta droite, bordel ! Laisse-nous tirer !

Je comprends en un éclair, ma réaction est instinctive. Je vais au plus vite sur ma droite, libérant le champ de tir. Les gondolais peuvent maintenant riposter et ils ne s’en privent pas. Je fais un large détour, il me semble marcher sur des kilomètres, je n’entends même plus le bruit de la fusillade. Au bout d’un temps infini, j’arrive enfin près des camions. Deux soldats m’aident à mettre Eliane à l’ombre. Donno et Gheusy s’approchent. Je suis épuisé et tombe à genoux. Donno se penche vers Eliane et prend son pouls.
(à suivre...)

dimanche 5 juillet 2015

Chronique du temps exigu (7b)

J’ai fait un rêve absurde… je vivais dans une ville, une ville agréable avec de grandes et belles avenues, de vastes places agrémentées de parcs, de jolies rues avec des maisons pimpantes, des venelles typiques et des passages mystérieux. Puis, autour de la ville, il y avait des faubourgs et des banlieues laborieuses qui donnaient sur une campagne riante avec des chemins de traverse.
Cette ville avec son arrière-pays, c’était ma langue française, la nôtre, avec sa grande syntaxe, sa grammaire touffue, ses mots pittoresques et son orthographe complexe. Puis, dans les alentours, le jargon de nos métiers et l’argot populaire. Enfin, les patois des pays et, plus loin encore, les travers bénins de notre parler quotidien. J’étais dans la patrie d’Albert Camus, notre langue française.
Et, toujours dans le même rêve, je vis alors arriver le cauchemar. Je vis venir la langue de la toile, cette langue tapée sur des claviers borgnes et sans âme. Je me voyais parcourir les mêmes avenues défoncées d’une syntaxe fracassée,  dans de vastes places remplies d’immondices de la grammaire oubliée, dans des rues aux façades douteuses de mots incompris et dans des passages souillés des déchets d’une orthographe perdue. Autour de la ville nulle ordure n’était plus ramassée et un sabir douteux souillait le pavé luisant de graisse. Des hordes barbares avaient-elles soudain envahi ma patrie ?
Non, les barbares étaient de notre race, se croyaient de notre patrie et de notre langue…Je me sentais devenu un étranger dans ma patrie.
Vous voyez bien, c’était vraiment un rêve absurde. 

jeudi 2 juillet 2015

Le cabot de Fortunio (52)

-          Monsieur Gheusy, vous resterez à côté du colonel Donno. Vous devez voir ce qui se passe, n’intervenez en aucun cas, ne criez pas et ne gesticulez pas. Jacques, ça va être à toi de jouer…
-          C’est à moi que vous parlez ? dis-je en tremblant.
-          Tu t’appelles pas plus Jacques que moi Paréguy mais ici tu seras Jacques. Alors je te fais le topo : ces salopards ont très bien choisi l’endroit car ils peuvent disparaître en moins de deux, il suffit qu’ils dévalent la dune de l’autre côté ; de plus, ils nous surplombent suffisamment pour nous dominer, tout au moins du regard ; par contre, à cette heure-ci, ils ont encore le soleil en face donc il ne faut pas faire de gestes inconsidérés, ils pourraient mal interpréter la chose. Maintenant, regarde bien : tu vois ce fanion à peu près à mi-chemin entre eux et nous ?
-          Oui, dis-je.
-          La frontière passe à cet endroit. Il y en a d’autres bien plus loin mais c’est celui-ci qui nous intéresse. Tu vas devoir aller avec ta valise jusqu’au fanion, tu déposeras la valise au pied du fanion… elle n’est pas fermée à clé, au moins ?
-          Si, bien sûr.
-          Ouvre-moi ça tout de suite, tu laisses les clés attachées à la poignée. Il faut que le gars puisse vérifier rapidement le contenu, là-haut.
-          Bien, dis-je en obtempérant.
-          Donc, tu arrives au fanion et tu déposes la valise tranquillement. Puis tu recules de cinquante pas et tu attends. Un gus va descendre avec l’otage qui restera à cinquante pas aussi. Le gus descendra seul jusqu’à la valise, il vérifiera le contenu. Quand il aura rejoint l’otage, il la libérera et il devra la laisser descendre vers toi. Si jamais quelque chose se passe différemment, tu te couches au sol et tu laisses faire, tu attends mes ordres. Pas question que l’on reparte sans l’otage mais toi, tu ne fais que ce que je t’ai dit. Capito ?
-          Oui, capitaine.
-          Bon, tu vas aller derrière le camion, là, on va te donner un gilet pare-balles et surtout tu le mets. Exécution.
J’obéis, maintenant je me sens calme et déterminé. Je reviens vers Paréguy qui m’attrape solidement à l’épaule.
-          Mon gars, maintenant, c’est à toi. Donno a un cellulaire, il va appeler la France qui lui donnera le contact pour appeler les ravisseurs. C’est lui qui me donnera le signal. Détends-toi, on en a pour deux ou trois minutes.
Je commence à crever de chaud sous le gilet, nous attendons. Je regarde Donno, Gheusy est à côté de lui, l’air livide. Donno fait signe avec l’index droit, il compose un numéro, parle brièvement, fait signe avec l’index et le majeur comme pour dire deux puis il rajoute le pouce en levant le bras.
-          Jacques, en avant, me dit Paréguy en lâchant mon épaule avec une légère poussée.

J’ai un bon kilomètre à faire dans ce sable brûlant. Mes godasses ne sont pas ce qu’il y a de mieux pour ce genre de marche mais je me sens d’un coup remonté à bloc, dur comme du béton et tendu vers mon objectif. Je modère mon pas, histoire de garder mes forces et mon souffle. J’ai sur la tête un chapeau d’éclaireur en toile kaki et avec mes lunettes de soleil je dois avoir une gueule de baroudeur du dimanche. Je vise le fanion et j’avance.
(à suivre...)