En vedette !

jeudi 30 juillet 2020

Appelez-moi Fortunio (77)


-          Il n’est pas venu vous voir ?
-          Non mais il en a bien l’intention car il paraît qu’il a bien réussi et il compte bientôt prendre sa retraite. Comme il a dit, il faut qu’il se dépêche tant que les parents sont toujours là…
-          Vous avez toujours vos parents ?
-          Oui mais maintenant ils sont dans les quatre-vingts, ils sont encore valides mais on ne sait jamais. Donc, je voulais dire que les parents à la ferme sans les garçons, la sœur ainée qui était mariée avec un gosse, la plus jeune qui aidait bien sûr mais au moment des foins et de la moisson, il manquait des bras. Comme monsieur Sylvère m’y avait poussé, j’ai fait ce concours que j’ai réussi bien comme il faut. Au début j’étais auxiliaire, ‘est à dire que je travaillais seulement le matin pour le tri ou pour remplacer. Donc il me restait du temps pour donner la main aux parents et je ramenais des sous, finalement c’est bien le coup de pouce de monsieur Sylvère qui m’a aidé. Bon, après je suis devenu facteur titulaire et j’ai fait toute ma carrière comme ça. Mais on n’est pas là pour parler de ça, je vais revenir au temps où je travaillais pour monsieur Sammy.
A ce moment-là, arrivent madame Ida et madame Huguette qui s’installent en face d’eux. Puis arrive aussi une bande joyeuse avec René. On fait les présentations et ils s’assoient aussi. Il reste encore de la place en bout de table où s’installe un couple d’amis des amis avec deux enfants plus un landau. Comme les tables sont de douze places, ils s’installent en bisquencoin, casant les deux petits au bout. Tout à coup, Albert se lève et interpelle René :
-          Dis-donc, monsieur La-Science, si je te parle d’un nommé Xtern, ça ne te rappelle pas quelque chose ?
-          Répète-moi ça, s’il te plait, dit René.
-          Un nommé Xtern, ça te dit quelque chose ?
-          Ah ouais, attend, dit-il en fronçant le sourcil.
-          Les cahiers de Juliette Bertinier…
-          Bon Dieu, mais c’est bien sûr, rappelez-vous, commissaire Bourrel ! Oui, oui, oui, c’est bien cela. Et pourquoi ?
-          T’inquiète, je te raconterai plus tard sinon on y passera la nuit, dit Albert en se rassoyant.
Thérieux le regarde avec surprise et Albert sent qu’il lui doit une explication. Et c’est là qu’ils vont de surprise en surprise car Thérieux a entendu ce nom de Bertinier. Or il avait des cousins nommés Bertinier et, ce qu’il savait c’est que les parents de ces cousins étaient métayers d’un monsieur Marc et d’une madame Thérèse, il pourrait retrouver le nom dans ses archives. Albert proposa de lui faire passer les cahiers, si cela l’intéressait.
-          Oh milédiou oui, que ça m’intéresse ! Vous me feriez un sacré cadeau, rien que de pouvoir les lire, moi qui me passionne pour tout ça ! Ainsi vous dites que le nom de monsieur Sylvère, Xtern, est cité dans ces cahiers ? Oui, vous en saurez plus en les lisant, je ne vais pas vous parler de ça maintenant, ça serait un peu long et pas de première main, vous comprenez…
-          Oui, et puis voilà les hors d’œuvre, servez-vous et faites passer !
Un plateau de jambon de pays, pâté de campagne, œufs durs et pain de campagne lui arrive sous le nez et il comprend qu’il n’est pas venu pour rien. Les bouteilles de Fronton circulent et la température monte d’un cran dans l’atmosphère locale.
(à suivre...)

dimanche 26 juillet 2020

Chronique de l’été 2020 (4)

Aimables lectrices, aimables lecteurs, bonjour. Aujourd’hui, je vous livre une histoire provençale d’Yvan Audouard qui s’intitule « Une décision mûrement réfléchie ».
« Ce jour-là, j’avais une course à faire au Paradou et,  malgré le mistral, je décidai de m’y rendre à bicyclette. De Fontvielle au Paradou, il y a tout juste cinq kilomètres. Mais je manquais d’entraînement. Et dès l’entrée du village je mis pied à terre, en proie à une soif de galérien. Je ne savais pas que j’avais rendez-vous avec ma jeunesse. C’est agréable de retrouver, par hasard, un ami qu’on n’a pas vu depuis vingt ans. Mais on a beau se répéter avec ravissement Tu n’as pas changé… Tu es toujours le même ! , on est obligé de constater que l’autre a pris un assez joli coup de vieux. Oui, ce pauvre Fernand ne ressemblait plus tout à fait à l’image que je me faisais de lui. Au Paradou, j’y passe au moins une fois par semaine et un quart de siècle s’était écoulé sans que je le rencontre. Pourtant, il n’avait jamais quitté son village, et tenait toujours le café-restaurant à côté du lavoir, sous les platanes. On aurait dit qu’il n’avait jamais quitté son comptoir.
Oui, nous étions heureux de nous revoir. Mais Fernand ne me paraissait pas en grande forme et ne faisait à mes questions amicales que des réponses évasives :
-          La santé est bonne ?
-          Ça peut aller !
-          Les affaires marchent ?
-          Tout doucement !
-          Les petits ?
-          Ils poussent !
Soudain un doute me prit :
-          Tu sais, Fernand, dis-je, si je t’ai pas vu pendant tout ce temps, c’est une fatalité : j’ai souvent pensé à toi…
Le visage de mon vieil ami s’épanouit :
-          Tu t’imagines pas que je suis fâché… Pour moi, c’est comme si je t’avais quitté hier. Tu ouvres la porte et je te dis : Salut mo beau… Qu’est-ce que tu prends ?
Nous nous sommes donnés l’accolade (au fond, c’est par là que nous aurions dû commencer). Et ce fut un moment très fraternel, très chaleureux. Mais je’ sentais dans le regard de mon ami une certaine tristesse.
-          Ecoute, dis-je, je vais prévenir ma femme, et ce soir nous viendrons dîner à ton restaurant… Et nous pourrons parler plus longuement.
Le visage de Fernand s’assombrit tout à coup.
-          Le restaurant, dit-il, je le fais plus…
-          C’est pas vrai !... Tu avais le meilleur restaurant de toute la vallée des Baux.
Sans le faire exprès, j’avais touché au point sensible. D’un ton bté, Fernand avait précisé :
-          Si je l’ai fermé, c’est que j’avais mes raisons…
-          Tu avais moins de clients ?
-          Les clients, il fallait qu’ils retiennent huit jours à l’avance…
-          Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?...
Avant de me répondre, Fernand hocha lomguement la tête. Puis il avala pensivement son verre. Puis il posa les deux mains sur le comptoir et, me regardant droit dans les yeux :
-          Je vais te dire pourquoi j’ai renoncé à donner à manger à mes semblables… Eh bien, parce qu’ils ne le méritaient plus. C’est comme je te le dis… Les gens, maintenant, ils acceptent de manger n’importe quoi, à condition de la payer plus cher qu’ailleurs.
Il dut lire un certain étonnement dans mon regard :
-          C’est comme je te le dis… Et je sais de quoi je parle… Les gens, ce qu’ils veulent aujourd’hui, c’est des rideaux aux fenêtres et des bougies sur la table. Mais ce qu’il y a dans leur assiette, ça ne les intéresse pas. Ici, il n’y a jamais eu de bougies sur la table. Il n’y avait même pas de nappe. Ni de menu. Tout se passait dans l’assiette. Et, crois-moi, ce qu’il y avait dans l’assiette, était toujours un chef-d’œuvre.
-          Mais je me souviens très bien, dis-je.
Il poussa un profond soupir :
-          Maintenant, tu accroches une panetière au mur, tu mets des santons sur une étagère et des taraillettes d’Aubagne avec des serviettes tissées à la main. Et le plus gros du travail est fait. Après, tu n’as plus qu’à aller acheter des pizzas au boulanger et à les faire réchauffer. Et, attention. Surtout, n’oubliez jamais de coller les étiquettes dorées sur les bouteilles de Mostaganem, sinon tu pourras jamais les faire payer au prix du bourgogne vieux. Mais moi, Monsieur, non seulement je suis un honnête homme, mais je suis un restaurateur et pas un entrepreneur de spectacles. Tu te souviens de mes chachas ?
-          Et de leurs tartines !... J’en ai l’eau qui me vient à la bouche.
Fernand prit un air solennel.
-          Dans le chacha, ce qu’il y a de meilleur, c’est la tartine… Sur le pain de campagne cuit à la braise de bois d’olivier… Alors, j’ai refusé de continuer à nourrir des mangeurs de biscottes.
-          Mais il y a encore de vrais gourmands.
-          Eh bien, s’il en reste, ils souffrent pour les autres… Tu ne crois pas que je vais continuer à me lever à cinq heures pour faire réchauffer de la daube que j’ai fait cuire la veille. Tu as plus qu’une personne sur cent qui est capable de faire la différence…
-          Et ta décision est irrévocable…
-          Absolument !
-          C’est dommage… Et tu as pris ta décision quand ?
-          L’année dernière. Quand ma pauvre belle-mère est morte. C’était elle qui faisait la cuisine. »