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jeudi 31 octobre 2019

Appelez-moi Fortunio (38)


L’entretien est assez rapide. Daniel ne ressemble nullement à l’idée qu’Albert s’en était fait. C’est un gars bien bâti, une figure avenante, une belle implantation de cheveux et une voix agréable. Un vrai monsieur de 24 ans qui semble à l’aise, sinon dans sa peau, du moins dans ses gestes. C’est dans ses yeux qu’Albert rencontre la tristesse du vécu des dernières années et l’angoisse de ce qu’il vit aujourd’hui, comme si le vrai personnage était caché derrière une apparence fabriquée. D’un seul regard, Albert saisit intuitivement que sa mission sera de permettre à ces yeux de trouver une lumière différente. Daniel se détend un peu et dit à Albert qu’il lui fera entièrement confiance puisqu’il lui est recommandé par le Docteur Setier et qu’elle est la seule personne qui essaye de l’aider. Il remet donc un jeu de clés en disant qu’il arrivera au château le lendemain dans l’après-midi.
Ensuite, Albert quitte l’hôpital et part en direction de Meauzié. Avant de sortir de la ville, il s’achète quelques provisions de bouche, des journaux et des piles électriques de rechange. A Meauzié, derrière l’église, il y a un parking ombragé où sont déjà garées six voitures. Deux d’entre elles semblent avoir pris racine dans les lieux et elles sont sans aucun doute moins dangereuses sous la protection de l’église que sur les routes. Sa fourgonnette n’est pas toute neuve, elle non plus, elle pourra se fondre dans le décor. Il jette un coup d’œil sur les journaux, juste le temps d’apprendre que les pompiers ont repêché une vache dans la piscine municipale de Clézeau et Christelle arrive avec sa petite voiture. Sans tarder, il attrape son sac et ses provisions puis la rejoint. Elle démarre aussitôt.
-          Inutile de s’attarder ici, personne ne me connaît mais on ne sait jamais…
-          Tu te méfies donc de tout le monde ou quoi ? Demande Albert.
-          Ecoute-moi : on est en train de faire un truc un peu sans queue ni tête mais essayons quand même de rester discrets. Je ne sais pas qui connait bien Daniel dans la région. J’ai choisi ce village parce que ce n’est pas le village, ou la commune dont fait partie la Huilière.
-          C’est le nom du château de Daniel ?
-          Oui. Dans la région, ils appellent cela un château. C’est plus qu’une grosse maison, en effet. C’est le vieux Rambaud qui l’a acheté juste après-guerre et pour une croûte de pain à ce qu’il paraît. Il ne menaçait pas ruine mais personne n’en voulait : cette bâtisse était inoccupée –officiellement s’entend- depuis une dizaine d’année…
-          Et squattée, je suppose ?
-          Pas avant-guerre mais en 43 et 44, elle aurait servi de repaire à des miliciens et il se serait passé un certain nombre de choses, disons… lugubres. Avant la libération, les oiseaux se sont envolés en abandonnant des armes qui ont été récupérées par des plus ou moins résistants de la dernière heure. Une petite bande qui a été assez vite désarmée par la Résistance mais ils avaient joué aux justiciers selon leurs propres lois et leurs propres intérêts. L’affaire a été enterrée mais des haines tenaces persistent, paraît-il, encore de nos jours. Quoiqu’il en soit, en 45 le vieux Rambaud a acheté le bâtiment avec dix hectares de bois et de prés. Il n’aurait pas fait beaucoup de travaux mais il a quand même installé des salles de bains et le chauffage, ce qui ne doit pas être rien dans un château, même petit ! Il n’était pas pressé de s’y installer, il a commencé à l’habiter au milieu des années 50 avec son épouse et le fils de celle-ci, qu’il a adopté. Il adorait ce gamin, même s’il lui a fait des tours pendables et je ne comprends pas comment il a pu tomber dans le panneau qui a permis aux jardiniers de faire incarcérer Daniel.
-          Mais, et sa mère ?
(à suivre...)

dimanche 27 octobre 2019

Chronique de Serres et d’ailleurs V (8)



Auditrices et auditeurs qui m’écoutez, bonjour. Il y a plus de cinquante ans, lorsque je revenais de mener mes vaches au pré et que je voyais, du haut de ma colline en pays de Serres, le massif Pic du Midi et les Pyrénées sur leur longueur, je savais que la pluie n’allait pas tarder. Si le foin était encore dans les prés, il était temps de le rentrer.
Ah ce Pic du Midi, repère météorologique autant que cible des antennes de télévision. Et c’est dernièrement que, pour la première fois, je me suis approché à pied de ce pic qui était, pour moi, une sorte d’icône lointaine et sacrée. Sur le chemin du retour, je le pris en photo depuis le col d’Aspin afin de garder en mémoire ce géant de roc et de pierre. Et, de retour au pays, l’idée me vint de regarder mes clichés sur mon écran. Je vis soudain un paysage qui me donna, c’était bien le moins, une impression de déjà-vu. Pas un souvenir récent mais une mémoire ancienne, celle des chromos de l’almanach du facteur. Ce calendrier, on l’attendait avec autant de crainte que de ferveur : la crainte de n’avoir pas le billet indispensable à donner au facteur et la ferveur de découvrir les recettes et astuces nouvelles, les tarifs de la poste, les saints du calendrier, les jours de foires et marchés et les plans de nos métropoles départementales. Mais en premier lieu, le facteur donnait à choisir la couverture. Ah les couvertures, monsieur Oberthur ! Il y avait des chatons dans leur panier, des chiots aux oreilles velues, des paysages de saisons brumeux ou éclatants à souhait. Il y avait aussi les villages pittoresques ou les châteaux grandioses, Espalion, Collonges-la-Rouge, même une chaumière. Et encore des enfants jouant dans les prés printaniers. Et enfin, ces paysages typiques, montagnes et vaches à l’estive, ainsi que me le sortait mon appareil de photos.
Alors, le facteur ouvrait la porte arrière de sa 4L jaune, il en sortait un carton et proposait la diversité de ses almanachs. Si l’année précédente on avait pris des chatons, il fallait passer au paysage ou encore au village typique de l’Aveyron ou du Cantal. Toutefois, le facteur était un homme qui connaissait ses clients, c’est qu’on en sait des choses rien qu’en voyant le courrier qui passe. Bien sûr, ce ne sont pas les cartes postales qui leur en apprenaient. Mais les courriers plus ou moins bleus et les lettres recommandées en disaient long, rien que par leur aspect sinistre. Le facteur savait bien souvent qui avait quelques ennuis et encore plus facilement qui était dans la mouise jusqu’au cou. Et je rendrai hommage à mon facteur qui, à l’époque et plusieurs années de suite, a catégoriquement refusé quelque étrenne de ma part. Sans me laisser le choix des images, il me glissait, un jour où j’étais absent, son almanach dans la cagette qui me servait de boite aux lettres.
C’était aussi le facteur qui prévenait quand une vache vagabondait sur la route, qui portait les médicaments aux vieux de la part du pharmacien et qui vous donnait quatre pommes d’un cageot reçu d’un de ses usagers. Le paysan isolé attendait son passage, soit qu’il l’invitât à déjeuner soit qu’il lui proposât un café. Et parfois, j’en ai encore le cœur triste, il me quémandait une feuille de papier à rouler en échange de quelques brins de tabac. On fumait une cigarette en parlant du blé qui pousse, du vent qui souffle et des hirondelles qui partent.
On voit par-là que les souvenirs s’en vont en fumée.

jeudi 24 octobre 2019

Appelez-moi Fortunio (37)


-          Mon intuition, Albert, mon intuition. Je ne peux pas t’en dire plus ! Daniel est en passe de devenir vraiment fou maintenant qu’il a été judiciairement blanchi et psychiatriquement déclaré sain d’esprit. Je ne peux ni ne veux y croire, pour moi il y a quelque machination là-dessous. Ou alors cette maison est réellement hantée !
-          Tu y crois, toi, à ces trucs supranaturels ?
-          Non, bien sûr, mais jusqu’à preuve du contraire…
-          Le contraire de quoi ?
-          Le contraire de ce que je pense… rappelle-toi la devise de Montaigne : « Que sais-je ? »
-          Bon, on va pas philosopher à c’t’heure tout de même ! Je crois que j’ai tout compris mais… et mes chantiers, je fais quoi ? Je laisse mon Charles partir à vau l’eau ?
-          Je vais t’envoyer un stagiaire, je le crois capable de l’aider…
-          Un stagiaire ? Un psychiatrique sorti d’un de tes pavillons ? Tu peux te les garder !
-          Belle mentalité, monsieur ! Et non, ce n’est pas un fou mais c’est un garçon qui a besoin de découvrir le travail manuel et cela tombe bien car je comptais te l’envoyer demain…
-          Demain ou aujourd’hui ? Il est minuit passé !
-          Aujourd’hui en effet, on règlera cela demain au petit déjeuner. Maintenant, dodo et à …aujourd’hui.
Lumière éteinte, ils plongent dans un sommeil abyssal qui les porte jusqu’à une heure avancée, le petit déjeuner en est donc réduit à sa plus simple expression, à savoir qu’Albert doit ingurgiter les dernières consignes de Christelle. Et ils repartent vers leurs occupations respectives.
En fin de matinée, Albert voit arriver un gars en mobylette sur le chantier. Il dit s’appeler Henri et venir de la part de madame Setier. Ce jeune a plutôt une bonne tronche et Albert décide d’examiner la question :
-          Qu’est-ce que tu sais faire ? lui demande-t-il.
-          Vous savez, j’ai dix-huit ans, j’ai pas le bac et je sais rien faire mais je demande qu’à apprendre…
-          Tu sais pousser une brouette ?
-          Beuh, peut-être…
-          Alors, c’est décidé, je te donne le permis brouette et tu seras glutier !
-          Glutier ? C’est quoi ça ?
-          Un gonze qui pousse une brouette avec du béton mou et qui fait glutt glutt glut ! Tiens, regarde, les manches te tendent les bras, viens sous la bétonnière et tu vas voir le cri du glutt !
Le jeune se marre, chope la brouette par les manches et glisse sa brouette sous la cuve de la bétonnière. Charles tourne le volant un peu rapidement en sorte d’éclabousser le chauffeur tout neuf. Eclats de rire, le nouveau est baptisé Riton et démarre une carrière internationale dans la maçonnerie et le béton armé. Le soir même, Albert régularise la situation et met Charles au parfum, à savoir qu’il va se trouver à la tête de l’entreprise pendant quelques jours et pour une durée indéterminée à partir de vendredi midi.
Et, le vendredi midi, Albert prend la route de Villeneuve de Sciérac. Peu avant dix-sept heures, il franchit la barrière de l’hôpital psychiatrique, le concierge lui indique la direction du bureau du Docteur Setier et il s’y présente non sans quelque appréhension, l’ambiance ne lui est guère familière. Christelle le reçoit de façon assez officielle car il y a déjà quelqu’un avec elle qu’elle lui présente comme étant Daniel Rambaud.
(à suivre...)