Lectrices et lecteurs, bonjour. « On ne le dit
jamais assez. Les petites routes de campagne sont dangereuses » ai-je lu
dans un quotidien régional le 21 juin de cette année. A cette lecture, je frémis de penser aux
agressives et voraces petites routes de campagne dont parle le journaliste
régional. Et bien des élus et autres officiels renchérissent là-dessus.
Moi qui aimais tant nos routes campagnardes avec leurs détours, leurs
fossés, leurs ombres douces et leurs surprises agréables me voilà tout à coup
sommé de n’aborder nos voies vicinales et communales qu’avec méfiance, levant
le pied pour surveiller d’un œil suspicieux le goudron usé et les accueillants
nids-de-poule.
Que diable ! Supporterons-nous encore des routes voraces et odieuses qui
blessent, mutilent et tuent parfois les naïfs conducteurs qui osent s’y
aventurer ? Et disons-le tout net : les routes de campagne tueront
bientôt plus de mineurs qu’un seul coup de grisou.
Mais que l’on se
rassure ! Il ne manque ni dans nos campagnes ni dans les palais de la République
d’élus et de fonctionnaires conscients de leurs responsabilités prêts à sauter
sur une telle manchette de journal. Pensez donc : voilà une occasion
inespérée de couper et d’arracher les arbres malveillants qui agressent les
automobilistes sans crier gare ; voilà une opportunité heureuse d’élargir
ces routes qui se resserrent férocement lorsque deux véhicules se
croisent ; l’on va enfin pouvoir boucher de malveillants fossés prêts à
engloutir les voitures et leurs candides conducteurs et l’on va enfin pouvoir
redresser ces malencontreux virages qui font tourner la route là où
l’automobiliste ne voit point la nécessité de tourner. L’élu clairvoyant se
doit de trancher, d’abattre, d’araser, d’aligner, de bétonner et de goudronner.
Bientôt, les seules bonnes routes de campagne seront droites, plates, lisses et
dégagées. Elles pourront, si les officiels n’ont pas dépensé assez d’argent,
être garnies de quelque mobilier urbain artistiquement disposé. Et même s’ils
en ont trop dépensé, qu’importe le prix à payer car, comme l’a écrit Paul
Déroulède, l’air est pur, la route est large, le clairon sonne la charge et les
zouaves vont en chantant. Et l’on sait que des zouaves, il n’en manque pas pour
dépenser un l’argent public qui n’est pas perdu pour tout le monde.
Bien sûr, il y a des
esprits chagrins qui diront qu’une fois que ces routes seront élargies,
canalisées et dégagées, les utilisateurs moto propulsés se verront dans
l’obligation d’augmenter leur vitesse pour justifier l’énergie intellectuelle
déployée autant que les dépenses engagées. De surcroît, leur vigilance
risquerait d’être atténuée par l’appel des grands espaces. C’est là que toute
l’astuce de l’élu compétent et toute la matoiserie de l’administratif
expérimenté – à moins que cela ne soit l’inverse – donneront toute leur
mesure : rien de tel qu’un élégant carrefour giratoire pour réveiller le
conducteur inattentif, quoi de plus efficace qu’un dos d’âne pour stimuler
l’estomac d’un chauffeur légèrement alcoolisé et qu’y-a-t-il de plus rentable
qu’un radar judicieusement installé ? Là, on ne pourra plus dire que les
petites routes de campagne sont dangereuses pour une première raison qui est
qu’elles ne seront plus petites et pour une deuxième qui est que ce seront les
automobilistes qui seront devenus dangereux. Nos officiels, toujours en quête
d’une courageuse croisade, lanceront alors des campagnes de sensibilisation,
d’éducation et de répression qui, de colloques en séminaires et de campagnes publicitaires
en interventions télévisées, sèmeront encore la manne des deniers de l’Etat sur
ceux qui savent la récupérer. Après quoi, on inaugurera, on banquettera, on
discourra et on s’entre congratulera à qui mieux mieux.
On voit par-là que la
peur n’écarte pas le danger mais que le courage le déplace.
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